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est bien Calais, et ceci le commissionnaire que je connais depuis une vingtaine d’années... Je retrouve les femmes affairées et tumultueuses autour des bagages, les gens qui recueillent, placés au seuil des barrières, les papiers du voyageur; mais, braves gens, c’est tout au plus si je vous vois. Vous ne m’intéressez guère plus qu’une douzaine de marchandes d’oranges dans Covent-Garden, ou un magasin de librairie dans Oxford-Street. Vous me rappelez en revanche cette époque où je vous regardais avec une surprise émerveillée, — alors que les petits fantassins français portaient au shako la cocarde blanche, — alors que la diligence mettait quarante-huit heures à gagner Paris, — alors que le postillon, botté jusqu’aux genoux, avec ses jurons, ses harnais rapetassés de ficelle, sa queue retroussée, semblait si réjouissant au «jeune homme du coupé.» Vous ne vous doutez pas, enfans qui voyagez en compagnie d’un vieux barbon grisonnant, à quel point s’amuse en dedans ce personnage si calme et de si mélancolique aspect. Il se retrouve aussi jeune que vous, il a dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage. Le hennissement des chevaux sortant à minuit de leur écurie étonne derechef ses oreilles. Beauvais, Amiens, il y dîne encore, et de quel appétit! et quelles rasades il se verse de cet excellent vin de table d’hôte! et comme il s’entend bien avec l’obligeant conducteur! Saviez-vous qu’on peut vivre à la fois en 1860 et en 1830 ? En 1860, et sous mon enveloppe actuelle, je suis peut-être un peu lourd, silencieux, maussade; mais si je m’en dépouille, si je redeviens, par une opération de l’esprit, ce que j’étais en 1828, me voici en bel habit bleu à boutons de métal, avec un gilet de soie à dessins (que je boutonne sans la moindre peine autour d’une taille svelte), contemplant de jeunes beautés en manches à gigot, qui promènent leurs chapeaux à larges ailes sous les marronniers dorés des Tuileries. Je fais avec elles le tour de la place Vendôme, où le drapeau blanc flotte sur la colonne, veuve de sa statue, pour venir dîner chez Bombarda, près de l’hôtel de Breteuil, ou bien au café Virginie... Allons donc! Bombarda et l’hôtel de Breteuil sont par terre et depuis longtemps. Quant à mon pauvre vieux café Virginie, ils l’ont démoli l’an dernier! Mon esprit ira donc y dîner tout seul, tandis que mon corps, assis pêle-mêle avec beaucoup d’autres dans un wagon emporté par la vapeur, ne donne pas à mes compagnons une bien haute idée de ma bonne grâce et de ma verve... Que voulez-vous? je ne suis pas où ils me croient. Mon âme se promène dans le passé, à trente ans d’ici. J’attends ma barbe avec impatience. J’ai passé l’âge où l’on aime encore Byron, et je me crois obligé de lui préférer Shelley et Wordsworth. A moins d’excès, rien ne dérange les fonctions de mon estomac, et je pourrais fort bien vous dire quelle est à mes yeux la plus belle personne de ce bas monde... Ah! belle enfant, — chère et belle enfant de cette époque lointaine! — êtes-vous maintenant mariée ou veuve? — êtes-vous morte? — seriez-vous maigre, flétrie, décrépite? — ou bien encore, ample et grasse commère, porteriez-vous un faux tour?... Eliza, Eliza!... Voyons un peu, était-ce Eliza? Sur ma parole, j’ai vraiment oublié votre nom de baptême... Vous savez que nous nous vîmes deux jours seulement; mais j’ai encore devant les yeux votre douce physionomie, et les roses que j’y vois fleurir sont aussi fraîches qu’au joli mois de mai... Chère miss X...