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sumer le sens, il crut devoir le déférer comme pièce du procès au comité dont il avait réclamé la protection. Blessé de la publicité donnée à une lettre privée, Dickens se plaignit hautement et remit à l’adversaire de Thackeray (en l’autorisant à la publier, s’il le jugeait convenable) la correspondance échangée entre eux. Il n’en fallait pas tant pour qu’il se trouvât compris, et peut-être à tort, dans le ressentiment légitime de l’irritable romancier. Ainsi fut rompue, pour plusieurs années, une amitié qui les honorait tous les deux. Hâtons-nous d’ajouter que les traces de ce différend n’existaient heureusement plus à l’époque où toute réconciliation fût devenue impossible. Les deux écrivains, qui avaient cessé de se voir, se rencontrèrent un jour dans une antichambre de club. Le hasard, qui les mettait ainsi l’un en face de l’autre et qui forçait leurs regards de se croiser, se trouva plus puissant que leur rancune mutuelle, affaiblie par le laps des ans. Ils échangèrent sans autre explication une franche poignée de main, et leurs relations, à partir de là, furent ce qu’elles avaient toujours été, ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être.

La fondation du Cornhill-Magazine (1860) fut le dernier événement essentiel de la vie de Thackeray. Cette fondation était encore un emprunt à Dickens, et comme une contrefaçon des House-hold-Words. Le brillant début de ce recueil attesta la popularité toujours croissante du nom qui le recommandait à l’attention publique. Les souscripteurs arrivèrent par milliers, et le bon marché relatif du nouveau monthly n’expliquait certainement pas à lui seul cette vogue extraordinaire. L’enthousiasme, il est vrai, ne se soutint pas à la même hauteur; aussi faut-il dire que Thackeray, bientôt las de la responsabilité, des tracas attachés à la rédaction supérieure d’une revue, s’était spontanément réduit au rôle de collaborateur principal, et qu’en dehors de lui, — exception faite de M. Anth. Trollope, — les talens de marque firent faute à un recueil que la rumeur publique disait « tombé en quenouille. »

C’est dans le Cornhill-Magazine que parurent dès le début les Roundabout Papers, c’est-à-dire les derniers essais de Thackeray, qui accusent une certaine fatigue de plume, un certain déclin de talent, et un autre ouvrage très supérieur à ces essais, les Aventures de Philip. C’est pour le même recueil que l’auteur de Vanity Fair préparait, non pas une chronique anglo-saxonne, comme le bruit en avait couru, mais un roman où devaient revivre, ainsi que dans la pseudo-biographie d’Henri Esmond, quelques-uns de ces personnages du XVIIIe siècle avec lesquels Thackeray vivait dans un commerce si familier. Toutefois le jour arrivait où le monde des fictions et celui des réalités allaient manquer en même temps à cet