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d’ivresse ou d’égarement, enfin d’avoir cherché à se débarrasser, par un nouveau crime, des hommes qu’elle avait employés. Néanmoins ses premières années s’étaient écoulées parmi tant de malheurs et d’opprobre que jamais accusé ne mérita mieux l’indulgence de ses juges et ce que l’ingénieuse humanité des temps modernes appelle les circonstances atténuantes. Pourquoi ne put-elle les obtenir dans une société à qui le meurtre ne répugnait, pas comme il répugne à la nôtre ? C’est un des points que M. Dalbono a le mieux éclaircis.

François Cenci, le père de Béatrice, s’était souillé d’assez de crimes pour avoir mérité dix fois de monter sur l’échafaud, où périt à cause de lui la plus grande partie de sa famille ; mais, immensément riche, il payait pour chacun de ses méfaits de grosses amendes, et le trésor pontifical y trouvait son compte : punir Cenci, c’eût été éventrer la poule aux œufs d’or. En outre, plus d’une fois, il était spontanément venu en aide de ses deniers à l’état, aux cardinaux, aux innombrables prélats de la cour romaine, aux chanoines de Sainte-Marie-Majeure, au chapitre de Saint-Pierre. Ne se bornant point à donner, il prêtait pour des besoins sans cesse renaissans, et se faisait remettre en garantie diverses terres, divers immeubles appartenant soit à ces corps constitués, soit à tel cardinal ou à tel prélat. Les uns et les autres rentraient peu à peu dans leurs gages, sans bourse délier ; c’était pour Cenci un moyen commode d’acheter le silence de ceux qui auraient pu le dénoncer ou le poursuivre. Enfin Clément VIII, le souverain pontife, déjà irrité de la mort d’un homme qu’il avait intérêt à ménager, et révolté dans sa conscience au seul mot de parricide, avait trouvé l’occasion bonne pour faire un exemple sur cette insolente noblesse de Rome qui mettait tant d’entraves au pouvoir pontifical, et pour devancer Richelieu dans cette voie où la puissance absolue gagnait tout ce que perdait la féodalité. Clément VIII apporta d’ailleurs à la défense le plus grave de tous les obstacles, il ne permit pas qu’elle se fît une arme du déshonneur de la victime : or le seul moyen de défendre, sinon les fils Cenci, au moins Lucrèce Petroni, leur belle-mère, et Béatrice, c’était de montrer l’abîme où les passions honteuses d’un père avaient plongé cette infortunée. Elle sut bien choisir pour conseil le premier avocat de Rome, le célèbre Farinaccio, ; mais Farinaccio était une âme vile de courtisan : il n’osa point user de son droit pour résister au souverain pontife ; il avoua la culpabilité de sa cliente, et n’essaya de l’excuser qu’en alléguant qu’elle avait agi par crainte d’être déshonorée (periculo stupri). Il ne sut pas même rappeler que Béatrice, avant de demander au meurtre sa délivrance, avait, à l’exemple de sa sœur aînée, mais avec moins de succès, supplié le pape de l’arracher aux dangers qu’elle courait dans la maison paternelle en la mariant ou en lui ouvrant l’asile d’un couvent. Farinaccio abrita sa lâcheté sous ce spécieux prétexte, qu’ayant dans des procès antérieurs énergiquement flétri le parricide, il lui était bien difficile de l’excuser cette fois.

Un autre point restait obscur. Pourquoi Béatrice, si elle était une honnête