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devant nous, de l’autre côté du torrent, un précipice escarpé que couronnait un bouquet de pins. Questo è il paradiso de’ cani, c’est là le paradis des chiens, me dit-il. — Et d’où vient ce nom ? Alors il me raconta que les chiens, quand ils étaient sur le plateau supérieur, à la poursuite du gibier, se précipitaient quelquefois tête baissée dans l’abîme que leur masquait le bouquet de pins. E cosi se ne vanno al paradiso de’ cani (et c’est ainsi qu’ils s’en vont au paradis des chiens), termina-t-il avec un sourire en manière de péroraison. Au pied de la carrière du Giardino est la cabane du forgeron où l’on affûte les fleurets des mineurs et où l’on retrempe les têtes des marteaux. Un plan incliné, dont le seuil est formé de larges dalles de marbre, conduit à la place où l’on charge les blocs. Des chars aux roues basses et massives, serrées par les mâchoires des freins que commandent deux fortes vis à l’arrière, se tenaient prêts pour le chargement lors de ma visite au Giardino. Cinq ou six paires de bœufs, encore suans de la montée, soufflaient avec bruit en attendant le signal du départ. La vapeur de leurs naseaux, se dissipant avec lenteur au soleil, formait une traînée transparente. Quelques-uns, moins fatigués, broyaient une poignée de foin que leur présentait un des bouviers, fixant sur lui leurs gros yeux ronds avec un air calme et débonnaire. Autour du char étaient disséminés les manœuvres, prêts à mettre en mouvement leviers, crics et rouleaux.

C’est à cet endroit où les bœufs s’arrêtent que commence réellement l’ascension du voyageur. Je levai la tête et regardai mon guide, qui semblait me dire comme la sibylle à Enée : munc animis opus, c’est maintenant qu’il faut du courage. Une différence de niveau de près de 200 mètres en verticale séparait le point où nous étions de celui que nous devions atteindre. Le sentier suivait d’abord une pente rapide, inclinée de 30 à 40 degrés ; puis c’étaient des marches comme celles d’un escalier avec la montagne d’un côté, l’abîme de l’autre. Enfin aux marches succédaient des encoches taillées à pic dans le roc. Il y avait tout juste place pour le pied, et le long de cette échelle d’un nouveau genre tombait en guise d’appui une chaîne aux anneaux de fer, sur laquelle il fallait s’élever par la seule force des poignets. On mettait les pieds l’un après l’autre dans les entailles du rocher, à peu près comme sur les barreaux d’une échelle toute droite, mais avec infiniment moins de commodité. Dans ce passage dangereux, que je gravis tant bien que mal, un ouvrier pris tout à coup de vertige, ou perdant la chaîne des mains, s’était laissé choir un samedi du mois de juin 1861. Son corps, qui avait roulé dans l’abîme, fut ramassé en lambeaux au pied de la montagne et rapporté dans un sac. Le lundi suivant, on eut toutes les peines du monde à ramener à la carrière