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qui le gouverne, et, marquant cette séparation, il dit, dans sa modestie, à la science ce que Dieu, dans sa puissance, dit à l’océan : « Tu iras jusque-là, et pas plus loin. »

Le docteur Chalmers dit vrai : les limites du monde fini sont celles de la science humaine ; jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne le saurait dire ; ce qu’on peut et doit affirmer, c’est qu’elle ne saurait les dépasser. Le monde fini seul est à sa portée et le seul qu’elle puisse sonder. C’est dans le monde fini seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, reconnaît leurs rapports et leurs lois qui sont aussi des faits, et en constate ainsi le système. C’est là le travail et la méthode scientifiques, et les sciences humaines en sont les résultats.

Ai-je besoin de dire qu’en parlant du monde fini, ce n’est pas du monde matériel seul que je parle ? Il y a aussi des faits moraux qui tombent sous l’œil de l’observation et entrent dans le domaine de la science. L’étude de l’homme dans son état actuel, personnes et nations, est aussi une étude scientifique, soumise à la même méthode que l’étude du monde matériel, et qui peut aussi découvrir quelles sont, dans l’ordre actuel de ce monde, les lois des faits auxquels elle s’applique.

Mais si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, ce ne sont pas celles de l’âme humaine. L’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini, les notions et les ambitions de l’infini, de l’idéal, du complet, du parfait, de l’immuable, de l’éternel. Ces notions et ces ambitions sont elles-mêmes des faits que reconnaît l’esprit de l’homme, mais en les reconnaissant il s’arrête : elles lui font pressentir ou, pour parler plus exactement, elles lui révèlent un ordre de choses autres que les faits et les lois du monde fini qu’il observe ; mais en même temps que, de cet ordre supérieur, l’homme a l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut avoir la science. C’est la sublimité de sa nature que son âme entrevoie l’infini et y aspire ; c’est l’infirmité de sa condition actuelle que sa science se renferme dans le monde fini où il vit.

Je suis né dans le midi, sous le soleil, et j’ai surtout vécu dans les pays du nord, ou voisins du nord, qu’enveloppe si souvent le brouillard. Quand, sous leur ciel pâle, on porte ses regards vers l’horizon, une brume, tantôt épaisse, tantôt légère, limite la vue ; l’œil pourrait pénétrer plus loin : c’est un obstacle extérieur qui l’arrête, c’est la lumière qui fait défaut à l’organe. Regardez à l’horizon sous le ciel pur et brillant du midi : la lumière l’inonde dans les plans les plus lointains comme dans les plus proches ; les yeux humains y voient aussi loin qu’ils peuvent aller ; s’ils ne vont pas plus loin,