malle ; séduit probablement par quelque brune Portugaise et à coup sûr par le vin du pays, il n’était plus reparti. Sa bonne humeur n’avait point souffert de ce changement de climat : elle avait pris, sous l’influence des rayons du soleil, des allures picaresques que relevait un langage de son cru à peu près incompréhensible à tout le monde : il affirmait que c’était du portugais. Au reste, le Français est généralement d’un sans-façon remarquable avec les langues latines ; au moyen de quelques terminaisons qu’il saisit au hasard, il les a tout de suite modifiées à son usage, et s’il n’est pas compris, il accuse beaucoup plus volontiers l’intelligence de son interlocuteur que sa propre ignorance.
La route que nous suivions ne laissait pas de place à l’ennui ; les relais se succédaient rapidement ; nous traversions des vallées fertiles et riantes ; nous gravissions des collines couvertes de chênes verts, d’oliviers et de vignes en fruit, tantôt égayés par une végétation luxuriante, tantôt saisis par l’aspect grandiose de rochers aux teintes rouges et grisâtres. Sur le bord du chemin étaient rangés des villages aux maisons blanches et propres entourées de leurs jardins. Lorsqu’aux dernières lueurs du jour apparurent au loin les murailles d’Estremoz, la ville de marbre, je me pris à trouver les journées d’août trop courtes. Cette promenade, qui n’avait plus rien, de pénible, développa en moi un ardent désir de faire connaissance avec la posada portugaise. Les chemins de fer vont enlever aux voyageurs tout motif de visiter cette ville, d’ailleurs peu intéressante. Il y a là cependant un estalagem (cabaret), tenu par un certain coutelier-barbier, vraiment digne d’être recommandé aux touristes que le hasard conduirait à Estremoz. Dans son arrière-boutique, à la lueur d’une lampe de forme antique, ce brave homme nous servit un repas composé de poule au riz, de filets de cochon de l’Alem-Tejo, accompagné d’excellens fruits et arrosé de très bon vin. J’avais enfin échappé à l’arrière-goût d’huile de ricin que partout l’on retrouve dans la cuisine espagnole, et je ne vis pas apparaître l’ombre d’un garbanzo (pois chiche). Lorsqu’il fallut payer, j’eus beau défigurer la noble langue castillane, je ne parvins pas à en faire du portugais. Mon patrão (hôtelier), employant le même procédé avec sa langue natale, ne put en faire de l’espagnol. Ce qu’il y avait de plus clair dans notre conversation, c’est que l’on demandait 480 réaux (126 francs environ) pour mon dîner, et je me révoltais. Mon compagnon de route, rentrant à ce moment, m’expliqua qu’il s’agissait de 480 reis (2 fr. 75 c). Il y avait avantage à s’entendre.
Jusque-là je m’étais peu occupé de mon compagnon de voyage, qui de son côté m’avait livré à l’initiative de mes observations personnelles ; mais, la froide brume de la nuit nous condamnant à nous