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prospère. Nous ne pûmes jouir longtemps de ce spectacle. Un des bâtimens de la station, la corvette la Truite, venait de se perdre dans une baie voisine du mouillage de la Mandri, à quelques lieues seulement du cap Sunium. Ordre nous fut donné d’aller procéder au sauvetage. Nous étions en hiver, la neige couvrait les montagnes. La navigation de l’Archipel, qui est une des plus faciles du monde en été, est une des plus rigoureuses que je connaisse à partir du mois de décembre. On y trouve tant de caps à contourner, tant de canaux étroits à franchir, que le même vent ne peut que vous conduire bien rarement au port. Le moindre voyage, surtout quand on va vers le nord, est sujet à raille traverses. Les points de relâche sont nombreux, ils ne sont pas tous également sûrs. La Truite avait été conduite par son pilote dans une crique où le fond ne manquait point, dont l’étendue malheureusement était insuffisante. La nuit s’était passée sans inquiétude. Au jour, une rafale violente fit chasser la corvette. En moins de quelques minutes, elle fut sur les rochers. L’équipage tout entier put descendre à terre. Quant à la Truite, ses destins étaient terminés : elle resta cramponnée par l’arrière aux rochers qui l’avaient défoncée ; l’autre moitié du bâtiment disparut sous l’eau.

La baie de la Mandri nous offrait un mouillage éprouvé. Nous allâmes y jeter l’ancre, mais nous nous y établîmes avec ce luxe de précautions qu’inspire toujours l’aspect d’un sinistre récent. La crique où gisait la Truite n’était séparée du mouillage que nous avions choisi que par un étroit promontoire. Nous nous occupâmes sur-le-champ de sauver tout ce qu’il était possible d’arracher au naufrage. L’accident avait été si subit que les officiers mômes n’avaient rien pu enlever de leurs chambres. On jetait des grappins par les panneaux, et l’on tirait à soi tout ce qu’on pouvait saisir. Chacun venait ensuite reconnaître ce qui lui appartenait dans ces épaves.

Pendant que nous étions occupés à ce sauvetage, l’ordre nous vint de rentrer en France. Ainsi finissaient mes trois années d’embarquement. J’avais été un heureux aspirant. Nos pères ne connaissaient pas de si doux noviciats. Bien des gens prétendaient encore en 1832 que cette discipline indulgente nous amollirait. L’influence de quelques chefs, parmi lesquels il faut au premier rang placer le commandant, bientôt le vice-amiral Lalande, prévalut contre des protestations dont on ne se souvient plus même aujourd’hui. La bienveillance a définitivement vaincu l’antique et farouche rigorisme. Les matelots, les pauvres mousses eux-mêmes, ont ressenti les effets de ce changement de système. Les mousses ont été traités comme des enfans lorsque les aspirans ont été conduits comme des hommes.