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REVUE. — CHRONIQUE.

tout ce qu’ils veulent et qu’ils adaptent merveilleusement à tous les besoins de leur homélie. Le même excès n’est pas moins visible dans la critique et l’érudition. Que de conclusions, là aussi, extraites on ne sait comment de prémisses où elles n’étaient pas ! Pour plus d’un chercheur, le document, la pièce consultés, paraissent devenus une sorte de matière friable et malléable à merci qui, comme un champ bien préparé et bien fécondé, doit rendre le centuple du germe qu’elle contient. Certes la méthode synthétique bien appliquée est un procédé dont l’excellence est incontestable ; mais elle est d’autant plus dangereuse que c’est en réalité un très vif attrait pour l’intelligence de pouvoir embrasser d’un bloc, après un travail plus ou moins pénible ou embarrassé, un ensemble d’hommes et de faits. Où l’histoire, par exemple, avait d’abord découvert une source nouvelle d’aperçus riches et logiques, elle a fini souvent par rencontrer une sorte de marais où elle s’embourbe. On pourrait citer non-seulement dans le domaine historique, mais dans celui de la critique pure et du roman, bien des déviations aventureuses de ce genre. L’imagination, encore une fois, y va par une pente douce et naturelle où le jugement ne songe pas toujours à la retenir, et quand l’esprit, suivant avec intérêt une série d’idées qui l’attirent, s’est attaché en quelque façon au tronc principal qui les représente, il cède volontiers au plaisir d’enter sur ce tronc une foule de greffes et de boutures qui ne sont point faites pour y fleurir.

Quelques récentes publications montrent bien la tendance générale dont nous parlons. On trouve d’abord, parmi les œuvres de simple recherche et d’érudition, un groupe de livres dont l’objet est de réagir, au nom d’une critique libérale et éclairée, contre ces vieilles superstitions dont les âmes jadis étaient obsédées. Les légendes dont Satan est le héros semblent surtout exercer je ne sais quel attrait sur une certaine littérature. Depuis cette époque trouble du moyen âge sur laquelle le génie du mal semble de loin avoir plané en dominateur, on ne s’était jamais autant qu’à cette heure préoccupé de Lucifer et des milles démons qui forment sa suite. M. Michelet, qui possède avant tout le génie de la symbolisation et de la synthèse, avait déjà, dans la Sorcière, rangé ingénieusement en bataille autour du foyer toute la légion des génies malveillans, mâles et femelles, auxquels il prêtait un rôle métaphorique un peu forcé. Tout le monde a compris, au fond, quelle était l’idée de l’historien ; mais à qui aussi a-t-il échappé que M. Michelet, en se prenant en quelque façon corps à corps avec les choses et les hommes, arrivait en plus d’un endroit à un grand effet d’imagination et de fantaisie ? Cette personnification en Satan de toutes les passions, iniquités et misères des siècles passés était de nature à séduire bien d’autres esprits d’une moindre trempe. Dans des livres qui témoignent d’un sérieux travail de recherches, deux écrivains, M. Cayla[1] et M. Gastineau[2], se sont efforcés de réunir sur les incarnations de l’esprit

  1. Le Diable, sa grandeur et sa décadence, in-18, Dentu.
  2. Monsieur et Madame Satan, in-18 ; Paris, chez tous les libraires.