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ciel mystique ? Le haut Henri, comme il l’appelle, l’alto Arrigo. Mais laissons là nos objections. Le savant auteur du Discours sur l’état des lettres au quatorzième siècle, M. Victor Le Clerc, a déjà marqué en quelques traits l’importance du poème de Hugues Capet ; en attendant que ce curieux sujet obtienne dans les prochains volumes de l’Histoire littéraire de la France l’étude approfondie qu’il mérite, le travail de M. le marquis de La Grange rend un incontestable service. Devancer en pareille matière les modernes bénédictins dont M. Victor Le Clerc est le chef, n’est-ce pas faire preuve de courage autant que de savoir ? Voilà un titre qui n’est point médiocre, et il y aurait de l’injustice à le méconnaître.

Saint-René Taillandier.


Une heureuse existence, mieux encore, une existence honnête et active, vient de se clore au milieu d’un deuil universel dans une de nos villes du midi. Ce n’est ni un dignitaire, ni un politique, ni un personnage de l’industrie qui s’en va avec ce touchant cortège de regrets : c’est un poète, c’est Jasmin, le chantre populaire d’Agen, l’aimable auteur des Deux Jumeaux, de Marthe, l’homme qui a eu toutes les fortunes, excepté celle qu’ambitionne le plus notre temps positif. Que lui a-t-il manqué en effet au charmant poète qui vient de s’éteindre ? Il était aimé, il était fêté ; partout où il passait, il semblait porter le bonheur avec lui. Il a eu la gloire d’un nom retentissant bien au-delà de sa ville natale, et la richesse elle-même, s’il ne l’avait pas, il avait un moyen sûr de se la procurer : il la trouvait dans la simplicité de ses goûts. Jasmin était né bien humble, dans une petite maison de pauvres, il y a quelque soixante-six ans ; par tous les dons merveilleux d’une organisation privilégiée, il était bientôt sorti de l’obscurité, et il était arrivé, sans y songer, à être une des figures les plus originales de notre temps. Ressusciter un idiome, faire de sa muse une messagère de charité, devenir l’homme de toute une contrée par la verve, par la grâce de l’esprit, par la prodigalité d’un génie bienfaisant, transformer sa vie en un pèlerinage permanent pour les pauvres, réunir dans ses œuvres ce que l’art a de plus exquis et ce que la nature a de plus soudain, de plus mystérieux, allier l’inspiration la plus vive au plus rare bon sens, intéresser tout le monde à son existence et à ses conceptions, c’est là ce que Jasmin a fait sans se lasser, sans s’arrêter un instant, toujours jeune, toujours méditant quelque œuvre nouvelle, toujours prêt à partir pour quelque voyage de charité, jusqu’à l’heure où la mort implacable est venue se poser sur ce front intelligent et glacer cette vive, cette impétueuse et honnête imagination. Ce n’est pas seulement un poète de la plus rare espèce qui s’éteint en Jasmin, c’est une individualité, comme on dit de nos jours, c’est un homme qui a traversé son temps sans se laisser altérer, qui a connu toutes les séductions de la fortune sans se laisser enivrer, qui, en aimant à se répandre au dehors, est toujours resté fidèle à sa ville natale, et qui, en mourant au lieu où il est né, dont il est l’honneur, a trouvé les plus dignes funérailles, celles d’un poète admiré pour son génie, aimé pour lui-même, pour sa généreuse et honnête nature.


Ch. de Mazade.
V. de Mars.