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sur la côte de Sicile un mouillage suffisamment sûr pour y passer la nuit. Après deux jours de repos, nous reprîmes la mer ; . mais toute notre traversée devait être marquée par des épreuves. D’un bout à l’autre, ce ne fut qu’une lutte continuelle. Ce qui me consola, c’est qu’un navire à vapeur, le Castor, parti d’Alexandrie le jour même où nous quittions Constantinople, n’arriva à Toulon qu’après nous.

Quand on s’est décidé à armer une escadre, on ne peut pas prendre immédiatement sur soi de la désarmer. Les difficultés politiques ont beau s’aplanir, il subsiste comme un grondement sourd dans les esprits qui tient encore les hommes d’état en éveil. Dans la situation que nous avait faite l’Europe et que nous avions acceptée, nous eussions été aussi forts avec dix vaisseaux qu’avec vingt. Cette économie aurait eu un double avantage ; elle eût ménagé le trésor et épargné à la marine les dégoûts d’une activité qui paraissait désormais sans but. On se fût repris plus tard avec la même ardeur à ces exercices dont on avait bien quelque sujet de se montrer lassé. Il ne fallait qu’une trêve entre la fièvre d’Ourlac et la déception de Toulon. L’escadre était restée sous les ordres de l’un des hommes de mer les plus éprouvés qu’ait jamais possédés la marine française. L’amiral Hugon, qui en avait reçu le commandement dans ces circonstances pénibles, était un vivant témoignage des hautes espérances que nous avait données naguère la marine régénérée de l’empire. Il s’était formé dans ces brillantes campagnes de l’Inde où la gloire de Suffren trouva des émules. C’est lui que le capitaine Bergeret chargea, au milieu du combat soutenu par la Psyché contre la frégate anglaise le San-Fiorenzo[1], d’aller traiter avec un ennemi bien supérieur en force des conditions auxquelles lui serait abandonnée une frégate qui ne pouvait plus se défendre. Il s’acquitta heureusement d’une mission sans exemple dans les fastes de la guerre maritime, et rapporta sur la Psyché la seule capitulation qui ait jamais été signée sur mer entre deux combattans. La frégate fut rendue comme une place forte ; son équipage en sortit libre avec les honneurs de la guerre. L’amiral Hugon était alors lieutenant de vaisseau. Il était capitaine lorsqu’il conduisit dans le combat de Navarin la frégate l’Armide au secours du Talbot et qu’on le vit se frayer si bravement un passage jusqu’au plus épais de la mêlée. Sa réputation était européenne. Il n’éveillait pas l’enthousiasme et la sympathie au même degré que l’amiral Lalande, mais il commandait l’estime et inspirait le respect. Il était déjà parmi nous un homme d’un autre âge, homme de pratique et de sens, qui avait-beaucoup vu, beaucoup souffert, dont

  1. Ainsi nommée en souvenir de la prise de Saint-Florent en Corse.