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Lorsqu’on se rappelle que, pendant plus de trois siècles, le français fut la langue de la cour, des hautes classes, de la justice, de la politique en Angleterre, et que la langue anglaise, formée d’allemand et de français, ne prit son indépendance qu’au XIVe siècle, on ne s’étonnera point que tout d’abord elle ait cherché ses inspirations dans notre poésie. Un savant, M. Conybeare, dont le patriotisme saxon n’est pas douteux, a déclaré qu’on ne pouvait contester aux trouvères français l’honneur de l’invention, et le commentateur de Chaucer croit que jusqu’à ce poète il n’y a pas en anglais de roman qui ne soit d’origine française. Chaucer lui-même (il suffit dans cette brève esquisse de parler de lui),

Grand translateur, noble Geffroi Chaucier,


comme dit un de ses amis, le versificateur français Eustache Deschamps, avait traduit et imité. On peut citer le Roman de la Rose, du moins tout ce qui est de Guillaume de Lorris, le Fablel du Dieu d’amour, une de nos fictions les plus anciennes et les plus gracieuses, la Ballade du village, dont le texte français n’a point reparu. Chaucer emprunta son poème de Troilus et Creseide à Boccace, qui le devait à un trouvère français du XIIe siècle. Au reste, Chaucer a dit lui-même des compositions de nos trouvères : « Des esprits supérieurs se sont plu à dicter en français (c’est l’ancien terme pour composer en vers), et ils ont accompli de belles choses. » Il n’est personne qui, en lisant le Zadig de Voltaire, ne soit frappé de l’épisode de l’ange qui, sous la forme d’un ermite, se fait pendant quelque temps le compagnon de Zadig ; puis, quand on rencontre ce récit dans l’Anglais Thomas Parnell, on retire à Voltaire cette notable conception ; mais il ne faut pas s’arrêter là : elle se trouve dans les homélies d’Albert de Padoue, mort en 1313, et finalement, au-delà d’Albert de Padoue, dans l’un de nos fabliaux les plus remarquables. La Cymbeline de Shakspeare, où le plus effronté des hommes, Jachimo, déclare avoir admiré sur le sein gauche d’Imogène une étoile à cinq rayons pareille aux gouttes de pourpre qui brillent dans le calice d’une primevère, est le sujet de Gerart de Nevers, où le signe secret que le perfide Lisiart se vante d’avoir découvert est une violette. Shakspeare a pris son drame dans Boccace ; mais Gerart de Nevers est bien antérieur à Boccace, qui l’a imité. En rappelant Troilus et Creseide, l’ange de Zadig et la Cymbeline de Shakspeare, j’ai voulu montrer que la poésie de nos trouvères vit encore, de tous les côtés, de cette vie qui consiste dans la transmission des conceptions et des formes.

Entre les nations européennes qui reconnaissent tout ce que leur premier âge littéraire doit aux inventions de notre ancienne poésie, l’Allemagne est, avec l’Angleterre et les pays Scandinaves, un témoin