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accourus de Florence et de Rome. Le contingent espagnol était dû sans doute à cette rivalité maritime qui mettait aux prises les flottes des deux nations et peuplait de prisonniers anglais les presidios de Cadix, de prisonniers espagnols les pontons de la Tamise. Vous le dégagerez sans peine de phrases comme celles-ci : bash a donna, battre une femme ; draw a bilbo, tirer une épée[1] ; a don hand, une main habile[2],etc.

De là une langue de contrebande, où se sont amassées, comme dans la bourse d’un voleur, des monnaies de toute date, de toute contrée, de tout titre, doublons et maravédis, piastres et sequins, cruzades et réaux, or, argent, billon, pêle-mêle et non comptés. Les gens d’esprit et d’imagination, les poètes eux-mêmes, ne dédaignent pourtant pas ce patois interlope qui attire par sa bizarrerie, son âpre saveur, son dévergondage intelligent, ses franchises cyniques. Les dramaturges de l’ère shakspearienne, Ben-Jonson, Brome, Beaumont et Fletcher, parlent avec une aisance surprenante le « grec de Saint-Giles. » Une comédie de ces derniers, the Beggar’s bush, est à elle seule un véritable répertoire de l’argot, connu sous Charles II. Shakspeare lui-même, le cygne de l’Avon, trempe ses blanches ailes dans cette fange. Quelques-uns des termes qu’il emploie, et dont le sens se devine à peine, appartiennent à la langue courante des colporteurs ou des musiciens ambulans. Un regrattier de Londres, pour faire entendre qu’il forcera bien un rival à céder, à se reconnaître vaincu, s’exprime ainsi : I’ll make him buckle under, — je le ferai boucler (plier) sous moi. Cette expression, que nul commentateur n’a pu relever ailleurs, — ainsi que l’a remarqué un critique érudit, M. Halliwell, — se trouve dans la seconde partie du Henry IV de Shakspeare (acte premier, scène première). Elle y est du reste en nombreuse compagnie. Falstaff, causant avec Pistol et Bardolph, ne se pique guère de purisme, et le poète, lui, se pique de couleur locale, même quand il hante la taverne. Usant alors d’une large synonymie, il remplace le verbe « rosser » ou « battre » par les verbes « payer, poivrer, moudre » (to pay, to pepper, to mill). Il dira fort bien d’un homme trompé, abusé, qu’il est « vendu » (sold), emploiera pour le mot quereller celui de « carrer » (to square), qui pourrait bien être sa racine primitive ; il substituera au mot « femme » toute sorte d’équivalens injurieux : drab, mutton, piece, etc. Remarquons, à propos de ce dernier, qu’il existe ou plutôt qu’il existait dans notre langue sans

  1. Bilbao était renommé comme Albacete, comme Tolède, pour la bonne qualité des armes blanches qu’on y fabriquait ou qu’on y achetait.
  2. Le don est l’opposé d’un muff (un nigaud), par conséquent un homme délié, retors, fertile en ressources. Dans le langage universitaire, les dons sont les maîtres et les gradués (master s and fellows).