Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/688

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peur. » Même dans ses discours publics, malgré la réserve qu’il s’impose, on sent percer ses déplaisirs secrets. Il me semble qu’on les découvre surtout dans ce ton incroyable d’amertume et de violence qui lui est alors familier. Jamais peut-être il n’a prononcé d’invectives plus passionnées. Or ces excès d’emportement contre les autres viennent souvent d’une âme qui n’est pas contente de soi. Ce qui rendait à ce moment son éloquence si cruelle, c’était ce sentiment de malaise intérieur qu’on éprouve quand on est dans une mauvaise voie et qu’on n’a pas le courage d’en sortir. Il ne pardonnait pas à ses anciens amis leurs railleries et aux nouveaux leurs exigences; il se reprochait secrètement ses lâches concessions : il en voulait aux autres et à lui-même, et Vatinius ou Pison payait pour tout le monde. Dans cette situation d’esprit, il ne pouvait être un ami sûr pour personne. Il lui arrivait de se retourner brusquement contre ses nouveaux alliés, et de leur porter des coups d’autant plus désagréables qu’ils étaient moins attendus. Quelquefois il se donnait le plaisir d’attaquer leurs meilleurs amis pour montrer aux autres et se prouver à lui-même qu’il n’avait pas entièrement perdu sa liberté. On avait été fort surpris de l’entendre, dans un discours où il défendait les intérêts de César, vanter avec excès Bibulus, que César détestait. Un jour même il parut tout à fait prêt à revenir vers ceux qu’avant de les abandonner il appelait les honnêtes gens. L’occasion lui semblait bonne pour rompre d’une façon solennelle avec son nouveau parti. L’amitié des triumvirs s’était fort refroidie. Pompée n’était pas content des succès de cette guerre des Gaules qui menaçait de faire oublier ses anciennes victoires. Cicéron, qui l’entendait parler sans ménagemens de son rival, jugea qu’il pouvait sans danger donner quelque satisfaction à sa conscience irritée, et voulut par un coup d’éclat mériter le pardon de ses anciens amis. Profitant de quelque embarras qu’on suscitait à l’exécution de la loi agraire de César, il annonça pompeusement qu’aux ides de mai il parlerait sur la vente des terres de Campanie. qui par cette loi étaient distribuées au peuple. L’effet de sa déclaration fut très grand. Les alliés des triumvirs étaient aussi scandalisés que surpris, et le parti aristocratique s’empressa d’accueillir avec des transports de joie l’éloquent transfuge qui lui revenait: mais en quelques jours tout se tourna contre lui. Au moment même où il se décidait à ce coup d’éclat, l’alliance qu’on croyait rompue entre les triumvirs se renouait à Lucques, et au milieu d’une cour de flatteurs ils se partageaient encore une fois le monde. Cicéron allait donc se trouver de nouveau seul et sans appui en présence d’un ennemi irrité et tout puissant qui menaçait de le livrer encore à la vengeance de Clodius. Atticus grondait; Quintus, qui