Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/959

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métrie, que chez le lion, par exemple, dont la nature intime ne m’est pas directement observable, c’est le cerveau qui aime, qui se souvient, qui connaît. Supposez davantage, par exemple, qu’il soit avéré qu’au-dessus de moi il existe des intelligences plus qu’humaines, et qui néanmoins ne pensent que par le cerveau. Certes une telle hypothèse est large, et pourtant, si large qu’elle soit, et fût-elle élevée à la hauteur d’une vérité, il n’en résulterait absolument rien contre la spiritualité de mon âme, par cette raison, aussi invincible que simple, que la spiritualité de l’âme est un fait attesté par la conscience, et que nulle certitude au monde ne peut, je ne dis pas ébranler, mais seulement balancer celle-là.

Bien loin d’être démontrée cependant, l’hypothèse d’une matière organisée pensante est inconcevable. Il y a vingt-deux siècles, un génie dont le défaut n’est pas d’exagérer le spiritualisme, l’auteur du Traité de l’Ame, le naturaliste Aristote, essaya de comprendre cette hypothèse et n’y put réussir. « Si l’intelligence a des parties, disait-il, et si elles ont de la grandeur, l’intelligence pensera une même chose fort souvent, ou plutôt un nombre infini de fois au même instant. » Il y a vingt-six ans, M. Jouffroy écartait la même supposition par une raison toute pareille. « La simplicité d’une cause, écrivait le pénétrant psychologue, n’a nullement besoin d’être démontrée, parce que pour nous l’idée de cause exclut l’idée de composition et implique celle de simplicité. Si vous essayez en effet de concevoir des parties dans une cause, ou vous ne prêtez l’énergie productive qu’à l’une de ces parties, et alors celle-là est à elle seule la cause aux yeux de notre raison, ou vous l’attribuez à toutes, et alors il y a pour elle autant de causes distinctes que de parties : dans les deux cas, la simplicité reste l’attribut inhérent, nécessaire, inséparable de la causalité. » Si l’incompatibilité de la matière et de la pensée, et aussi celle de la matière et de la cause, sont encore aujourd’hui une question, comme l’affirme M. Scherer, d’où vient que cet habile critique n’a ni combattu ni même mentionné les argumens que nous venons de transcrire, et qui tranchent la difficulté? Qui croira qu’il les ait ignorés? Et, les connaissant, comment les a-t-il oubliés ou omis? Quoi qu’il en soit, à la certitude d’un fait évident, au témoignage du sens intime toujours entendu par qui l’écoute, qu’oppose-t-il? Une hypothèse qui a le double malheur d’être contredite par les faits et de résister à tous les efforts que la raison a tentés jusqu’ici pour la comprendre.

Ce qui est incompréhensible n’explique rien, car qu’est-ce donc qu’expliquer, si ce n’est éclaircir ce qui est obscur au moyen de ce qui est lumineux? Ténébreuse, contradictoire, inintelligible, l’hypothèse matérialiste laisse ou plutôt jette dans l’ombre, bien plus