Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/961

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d’hommes, même parmi les plus décidés, accepteraient la qualification de matérialistes. Ils repoussent le mot, ils se défendent de la chose. Encore moins voudraient-ils souscrire aux conséquences fatalistes de leurs idées, renier la liberté, et, s’abaissant au niveau des agens physiques, courber le front sous le joug de la force brutale. Le siècle est, en ce point, aussi peu logique, aussi peu d’accord avec lui-même que les savans. Sa conduite, ses mœurs, sa mollesse, son goût de l’argent et du luxe, sont matérialistes; ses discours n’osent guère l’être. Il faut descendre jusqu’aux derniers degrés l’échelle de l’ignorance pour rencontrer fréquemment l’athéisme effronté ou le matérialisme franc et cynique. D’où vient cette contradiction? De la mode, de l’habitude, du préjugé? Non. La source en est, ce semble, plus profonde. Outre l’éducation religieuse, cinquante ans d’efforts philosophiques ont développé dans notre pays le sentiment de l’âme, de sa dignité, de ses devoirs et la notion de sa divine origine. Les mêmes moyens qui ont commencé cette œuvre scientifique et qui en ont déjà fait le succès peuvent en assurer l’avenir. Parmi ces moyens, efficaces à divers titres, le plus efficace est la méditation puissante, intense, infatigable, sur les grands objets de la pensée. Qu’on y songe, il y a eu, depuis Périclès jusqu’à nos jours, deux grandes révolutions philosophiques. Qui les a faites? Des matérialistes? des positivistes? des critiques? Non; deux méditatifs spiritualistes, partis l’un et l’autre de l’observation psychologique : Socrate et Descartes. Certes ce n’étaient là ni des misanthropes, ni des ermites, lis vivaient parmi leurs contemporains, et Socrate surtout se mêla constamment aux hommes et aux événemens de son siècle. Ce n’en furent pas moins deux grands solitaires par l’énergie concentrée de la réflexion et la puissance extraordinaire de se recueillir. Socrate, se promenant avec ses disciples dans les rues d’Athènes, s’arrêtait souvent tout à coup, fermait les yeux et restait de longues heures debout, sans rien entendre des bruits extérieurs, occupé à contempler les spectacles de l’âme et à monter de l’âme à Dieu. Platon raconte, dans le Banquet, que son maître resta à Potidée un jour et une nuit immobile devant le camp des Grecs, absorbé dans une recherche tout intérieure. On sait que pour préparer et enfanter sa philosophie, fondée sur l’observation de l’âme par elle-même. Descartes, après avoir employé une partie de sa jeunesse à voyager, à suivre les cours et les armées, s’imposa une solitude et comme une réclusion de neuf années. La pensée, ainsi couvée sous les regards ardens et opiniâtres du sens intime, acquiert plus tard, quand elle éclate, une double et incomparable vertu de rayonnement et d’impulsion. Elle chasse l’erreur devant elle, non comme un coup de vent balaie les