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il le gâterait de manière à faire pitié à la plus microscopique des fourmis et au dernier des vers de terre. Puisque toutes les places sont prises et tous les emplois tenus, puisque c’est en vain qu’il voudrait descendre, puisque la vie de l’inertie et la vie de l’instinct ont leurs représentans distincts et privilégiés, quelle autre raison d’être a-t-il, sinon cette vie supérieure qu’il manifeste par la poursuite de ces deux fantômes ?

Chimère ou non, le désir du bonheur est donc indissolublement uni à notre vie morale ; il entre dans la substance de notre être, et sans lui notre existence n’a plus de but ni de prix. Qu’est-ce donc que cette chimère qui tient une plus grande place que toutes les réalités ? Qu’est-ce que cette illusion sur laquelle est fondée la plus grande des réalités, à savoir la.vie morale de l’humanité ?

Quelquefois en logique, lorsqu’on est embarrassé de donner une définition positive d’une chose, on tourne la difficulté en en donnant une négative, et, ne pouvant dire ce qu’elle est, on dit ce qu’elle n’est pas. Le bonheur, nous le craignons, est une de ces choses qu’il est plus facile de définir par ce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est. On peut nommer l’un après l’autre tous les biens que présente le monde, et dire de chacun successivement : Ce n’est pas le bonheur. Et pourtant chacun de ces biens porte sa ressemblance et peut tromper pour un instant l’homme qui s’attache à lui. Dans toutes ces choses qui s’appellent richesse, passion, plaisir, affection, il y a certainement une parcelle de cette insaisissable réalité qu’on nomme bonheur, comme il y a un rayon de l’âme divine dans chacun de nous. Elles sont de la substance du bonheur sans être pour cela le bonheur, comme nous sommes nous-mêmes d’essence divine sans être pour cela divins. Aussi beaucoup de philosophes, et avec eux nombre d’esprits sages et prudens, apercevant dans toutes les choses une parcelle du bonheur sans le trouver nulle part complet, s’arrêtent volontiers à une sorte d’éclectisme et nous présentent du bonheur une image en mosaïque composée de toutes les parcelles détachées de ces biens. Si cette mosaïque morale était possible autrement qu’en théorie, il y aurait véritablement un art d’être heureux qui se réduirait à une question d’adresse et de ruse. Il suffirait d’être assez habile pour extraire de chaque bien cette parcelle de bonheur qu’il renferme sans accepter ce bien lui-même : tâche difficile en vérité que cet escamotage que, pour l’honneur de la nature humaine, les lois morales ne permettent pas. Il y a certainement dans la richesse un atome de bonheur ; mais comment extraire cet atome de la masse de responsabilités, de soucis et d’inquiétudes au milieu de laquelle il est comme perdu ? Comment séparer de la richesse elle-même le plaisir de la