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à qui puis-je m’en prendre, sinon à moi-même ? Personne n’a pu me tromper, personne me contraindre, personne m’opprimer ; moi seul je suis donc responsable de mes infortunes et de mes mécomptes. Mon bonheur était en ma possession, il ne dépendait que de moi ou de le créer, ou de le conserver. C’est donc volontairement que par mes actes j’ai maintenu ou détruit ce droit inné en tout homme. Si le bonheur est une chose purement intérieure, quoi qu’il m’arrive, la justice est satisfaite ; mais s’il est une chose extérieure, la question prend un aspect bien différent. Je puis me considérer en toute occasion comme lésé, si je ne l’atteins pas. Tout obstacle est une injustice, puisque cet obstacle m’empêche de franchir la distance qui me sépare de mon bien légitime. Ce bien m’est extérieur ; force m’est donc d’aller le chercher et de poser la main sur lui, ce que je n’aurais pas à faire, s’il ne dépendait que des mouvemens de mon être intime, et alors qui donc a le pouvoir de m’arrêter ? Le moindre retard est un déni de justice, la moindre entrave un acte illégal, tout ce qui se dresse devant moi m’est ennemi. J’ai le droit d’accuser tout le monde, sauf moi-même, de mes infortunes. Vous voyez d’ici les conséquences ; vos lois me sont une gêne, je les foule aux pieds ; vos institutions me sont un fardeau, j’en débarrasse mes épaules en les jetant à terre ; la révolte devient ainsi le plus légitime des sentimens et le plus sacré des droits. Tel est le syllogisme historique que nous avons vu se développer de nos jours dans le monde des faits avec une violence qui a effrayé les plus braves et les plus calmes.

Qui croirait qu’il y ait tant de choses et de si terribles dans cette simple proposition philosophique d’aspect si bénin : le bonheur est extérieur à l’individu et ne dépend pas de sa volonté et de ses efforts ? C’est ainsi pourtant que cette question s’est posée de nos jours, et la proposition que nous avons formulée est devenue pour des milliers d’hommes une manière de credo, d’article fondamental de foi politique, qu’ils tiennent pour si évident par lui-même qu’ils ne prennent même pas la peine de le discuter et de l’examiner. Le bonheur n’est plus considéré comme un résultat de la sagesse personnelle, mais comme un fait social que selon leur nature les institutions politiques peuvent créer ou empêcher. Quand on réfléchit que cette idée, une des plus douteuses qu’il y ait au monde et des moins vérifiées par l’expérience, a pris la forme non d’une opinion passagère, mais d’une croyance fixe, et participe par conséquent de cette énergie presque invincible qui caractérise les croyances, on ne peut s’empêcher d’être saisi de vagues terreurs en prévision des désastres possibles qu’elle renferme. Si quelque sage antique avait eu à dénoncer à l’attention de ses concitoyens une semblable