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sont innombrables. Tous les calculs apocalyptiques, toutes les élucubrations rabbiniques sont pour lui les bienvenues. Il s’attend par exemple à de grands bouleversemens, à d’épouvantables calamités (acerbitates horrendœ), au milieu desquels l’empire romain s’effondrera tout entier. Pendant ce cataclysme suprême, les chrétiens fidèles seront mis à l’abri dans un lieu de refuge qui leur sera ouvert par la bonté divine. Il se tait sur la personne de l’antechrist. Est-ce prudence ? Il y a lieu de le croire, car certainement il avait aussi son idée sur ce point important des prévisions millénaires. Avec le retour du Christ commencera donc le règne de mille ans, pendant lesquels les élus habiteront une ville divinement construite, la Jérusalem céleste, qui descendra des cieux, où, en attendant, elle est tenue en réserve. Cette ville, Ézéchiel et Jean l’ont vue et décrite, les prophètes montanistes aussi. Tout récemment encore, des témoins dignes de foi l’ont aperçue, durant quarante jours consécutifs, qui se dessinait sur l’azur du ciel[1]. Toutefois les saints n’y entreront pas tous en même temps, mais les uns plus tôt, les autres plus tard, selon leurs mérites. Les mille ans écoulés, le monde actuel sera complètement détruit ; la résurrection universelle, le jugement dernier auront lieu, la chair des élus revêtira la substance angélique assurant l’immortalité, de telle sorte que ce sera bien notre chair actuelle qui jouira de l’éternité. Le sort réservé aux damnés ne le prouve-t-il pas ? Que signifieraient leurs pleurs et leurs grincemens, s’ils devaient être dépourvus d’yeux et de dents ? Jamais, dans ses nombreux écrits, Tertullien ne fait la moindre allusion à l’espoir d’un rétablissement ou d’un pardon final accordé aux réprouvés. Pourtant à Alexandrie, et presque de son temps, toute une école de théologie devait s’emparer de cette bienfaisante espérance pour en faire une de ses doctrines les plus positives ; mais jamais pareille idée ne semble avoir lui dans le sombre cerveau du docteur africain.

Tout porte à croire qu’après l’Asie-Mineure ce fut en Afrique, et grâce surtout à Tertullien, que le montanisme rencontra le plus de sympathies. Bien des choses donnent même lieu de supposer qu’il y domina la situation ecclésiastique, et que si Tertullien se sépara de l’église catholique en général, il ne fit pas schisme, à proprement parler, avec son église provinciale. Cependant, là comme ailleurs, les mêmes causes qui devaient reléguer le montanisme au nombre des excentricités religieuses firent sentir leur puissance, et déjà au temps de Cyprien (246-258) on n’en entend plus parler. Le point central et populaire du débat fut de savoir à quelles conditions et par qui le chrétien devenu indigne de la communion ecclésiastique,

  1. Adv. Marc., III, 24.