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l’Égypte, et, dans son sens restreint et précis, la Nubie à partir de Syène. On sait aujourd’hui où régnaient les deux reines Candace et où s’élevait Méroé. Théodore II, peu familiarisé avec ces subtilités d’érudition, savait seulement qu’il était empereur d’Ethiopie, et qu’au temps de David et de Salomon, — l’idéal des temps historiques à ses yeux, — l’Ethiopie s’étendait jusqu’au tropique : aussi dès son avènement annonça-t-il l’intention de reprendre aux Égyptiens toute la Nubie jusqu’au-delà de Dongola, tout en remettant l’exécution de ce dessein à une époque plus favorable.

Je n’ai pas encore parlé de deux hommes qui ont eu sur le négus Théodore une grande influence, que quelques écrivains ont même exagérée. C’étaient deux Anglais, MM. James Bell et Walter Metcalfe Plowden. Ce dernier avait été nommé consul d’Angleterre à Gondar, et avait conclu en 1849 un traité de commerce avec ras Ali. Il avait de bonne heure deviné les hautes destinées de Kassa et s’était attaché à lui, le suivant partout, vivant en partie de ses libéralités, sans invoquer jamais son titre officiel de consul, car l’ombrageuse méfiance des Abyssins ne le lui eût pas permis. « Nous ne voulons pas, disait en 1856 un chef abyssin au consul de France de Massaoua, laisser les consuls étrangers se créer comme des états séparés dans notre empire. Nous avons bien reçu M. Plowden voyageur : on a dit qu’il est consul ; mais, s’il avait invoqué les privilèges de son titre (ajoutait ce chef avec la jactance particulière à sa nation), il n’eût pas vécu vingt-quatre heures[1]. »

M. Bell était un ancien volontaire de la marine anglaise, attiré en Abyssinie par l’amour de l’inconnu, retenu auprès du futur empereur par une sympathie qui était devenue une espèce de culte. Longtemps avant la bataille de Dereskié, il s’était attaché à sa fortune, bonne ou mauvaise, veillant sur lui comme un dogue fidèle, couchant en travers de sa porte, et cette sympathie passionnée lui était largement rendue. Le négus écoutait volontiers ses conseils désintéressés et sincères, parfois hardis, et se faisait expliquer par lui l’histoire, la force comparée, la politique et la situation présente des états européens. On jugera par un seul fait de l’ascendant sans égal que M. Bell possédait sur cet homme étrange. Un jour qu’il avait demandé justice à son royal ami de je ne sais quel grief et n’avait rien obtenu, il se souvint du vieil usage féodal qui permet au gentilhomme abyssin, lorsqu’il est à cheval et sous les armes, de parler au souverain avec la franchise la plus absolue. Aussitôt il prend sa lance et son bouclier, monte à cheval, s’en va trouver le négus assis au milieu de tous ses chefs à la porte de sa tente, et lui reproche

  1. La juridiction et les immunités exceptionnelles dont jouissent les consulats en font aux yeux des Abyssins comme de petites souverainetés, et l’établissement de ces agences en Abyssinie équivaudrait, selon eux, à un démembrement de l’empire.