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lui fermait la dernière, issue, la dernière communication avec l’Occident. Elle est vaincue dans le royaume par l’exécution de cinq cents patriotes, sans compter vingt mille morts du champ de bataille, par la déportation de vingt-cinq mille personnes, par le départ forcé de dix mille exilés, qui forment la troisième émigration depuis trente ans. Et cependant, même quand on la croyait déjà morte, elle gardait encore une ombre d’existence. Elle vivait par son gouvernement, qui, restant à son poste jusqu’au bout, avait échappé à tout, même aux arrestations en masse. Il n’y a pas bien longtemps, il y a deux mois à peine que les cinq derniers chefs de ce pouvoir mystérieux ont péri sur le gibet à Varsovie, victimes d’une constance héroïque jusque dans la défaite et dans la dispersion.

On a bien nié l’existence de cet étrange gouvernement. Il était impossible, disait-on ; ce ne pouvait être qu’une fiction dramatique inventée à dessein et propagée par des imaginations complices ou amies du merveilleux. Tous ces ordres si ponctuellement exécutés venaient du dehors. C’était de Paris ou de Londres ou de quelque ville d’Allemagne que partait l’impulsion, au dire des autorités russes et de tous ceux qui parlaient pour elles. Et pourtant à la fin il se trouve que c’est la Russie elle-même qui a confessé l’existence de ce gouvernement, qui en a décrit à peu près exactement le mécanisme, les péripéties intimes, les révolutions, car même dans l’ombre ou il était tenu de se cacher, il a eu ses modifications, ses révolutions, nées tantôt de la disparition de quelques-uns de ses membres, tantôt de quelque choc invisible d’influences. Il avait son organisation, ses services, ses agens ; il se servait presque régulièrement de la poste, des chemins de fer, et, c’est la Russie qui l’avoue, il arrivait même souvent que ses ordres « devançaient les mesures du gouvernement légitime. » Jusqu’au mois d’octobre 1863, le gouvernement national polonais était un conseil composé de quelques personnes. À cette époque, qui coïncide, si l’on s’en souvient, avec l’échec définitif de l’intervention diplomatique, il se transformait et se concentrait dans un chef supérieur. Ce n’est qu’au mois de février 1864 que l’organisation nationale était sérieusement atteinte par les arrestations en masse, et c’est bien plus récemment, il n’y a que peu de mois, que les autorités russes parvenaient enfin à mettre la main sur les cinq membres survivans de ce gouvernement mystérieux, demeurés à leur poste comme les dernières sentinelles de la défense nationale, comme les dernières personnifications de ce mouvement expirant. C’était Romuald Trangutt, Raphaël Krajewski, Joseph Toczyski, Roman Zulinski et Jean Jezioranski.

Qu’étaient auparavant ces cinq hommes qui se sont trouvés un jour être les chefs d’une insurrection, et qui, entre bien d’autres, ont eu le tragique privilège de livrer leurs noms du haut du gibet comme la dernière expression d’un gouvernement anonyme ? Ils étaient certainement peu connus. Un seul avait été officier supérieur dans l’armée russe, et ce qui est à remarquer,