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d’état chargé des rapports entre le chef du gouvernement et les différentes sections.

Quant à Romuald Trangutt, c’était le chef de ce gouvernement anonyme de la Pologne, au moins dans la dernière période. Comme son vaillant et infortuné compagnon Sierakowski, il avait servi dans l’armée russe ; il avait pris part, avec le grade de lieutenant-colonel, à la défense de Sébastopol, et après la guerre de Crimée il s’était retiré en Lithuanie, où il était né, où il épousait à son retour une petite-fille du grand patriote polonais Thadée Kosciusko. L’insurrection l’avait surpris tout occupé d’agriculture et l’avait trouvé aussitôt prêt à combattre. Trangutt avait à se mouvoir dans un pays difficile, presque sous le feu de la forteresse de Brzesc, gardée par une garnison considérable. Manœuvrant habilement avec une bande de deux cents hommes, en ayant d’un côté pour appui la Volhynie et de l’autre les marais de Pinsk, il ne se laissait pas facilement atteindre et tenait vigoureusement tête aux Russes qui s’aventuraient jusqu’à lui sans savoir au juste à quel ennemi ils avaient affaire. À la fin, serré de toutes parts, il s’était décidé à diviser sa bande en petits détachemens, et il était passé lui-même dans le royaume avec vingt hommes. Il venait de faire une campagne pleine de fatigues, il avait livré en quelques mois sept combats, et notamment à Kolodno il avait battu trois compagnies avec moins de cent hommes ; mais il était épuisé en arrivant dans le royaume : pour le moment, il était hors d’état de tenir la campagne. Une fois reposé, il avait gagné Varsovie, où il pouvait espérer que ses connaissances militaires ne seraient point inutiles, et c’est alors, à la suite des changemens du mois d’octobre 1863, que Romuald Trangutt devenait le chef du gouvernement national, l’âme de cette défense suprême et désespérée. Il ne pouvait faire revivre une guerre désormais impossible ; avec le peu de ressources qui lui restaient, il soutenait du moins cette lutte obscure et douloureuse, animé, quant à lui, d’une foi et d’un dévouement sans bornes. C’était un homme d’une moralité sévère et d’un sentiment religieux très profond. Tous les jours, quand il était dans son camp, il récitait une prière, et on sentait qu’il portait une âme sérieuse dans la lutte. Il avait le visage allongé, des yeux perçans, quoique cachés sous des lunettes, les cheveux ras et des traits qui lui donnaient une physionomie expressive et saisissante.

Un moment de faiblesse d’un des agens du gouvernement livra Trangutt, sans qu’on sût encore qui il était, et lorsqu’il parut devant la commission d’enquête, un colonel russe le reconnut aussitôt pour avoir servi avec lui. Trangutt ne put dès lors taire plus longtemps son nom ; mais rien ne put lui arracher un mot, un indice de nature à compromettre une seule des personnes qui avaient eu des rapports avec lui. Ces cinq hommes d’ailleurs, Romuald Trangutt, Krajewski, Jezioranski, Toczyski, Zulinski, n’étaient pas les seuls accusés et condamnés en ce moment comme complices ou auxiliaires de l’organisation nationale. Parmi tous ceux sur lesquels s’a-