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en portait le deuil dans son cœur plus encore que sur ses vêtemens ; sa douleur fut si violente un instant qu’on put craindre pour sa vie. De ce mariage étaient nés six enfans, dont cinq restaient : trois filles mariées ou en âge de l’être, Blésille, Pauline et Eustokhie, une adolescente, Rufina, et un jeune garçon nommé Toxotius, comme son père. À une grande exaltation de sentimens et d’idées se joignaient chez Paula une délicatesse de corps et une mollesse d’habitudes qu’on pouvait dire excessives. Grecque autant que Romaine et élevée au sein d’une opulence qui n’avait point d’égale en Occident, elle avait mené depuis son enfance une vie tout asiatique, presque toujours étendue, et ne marchant qu’appuyée ou plutôt portée sur les bras de ses eunuques. L’exaltation de ses sentimens l’avait garantie des dangers et aussi des propos du monde, quoiqu’elle y fût fort répandue et qu’elle tînt aux relations de société comme à toutes les convenances de son rang : aucune Romaine de ce temps et de cette condition n’avait une réputation plus intacte. Son esprit, plus juste et gracieux que vif, laissait échapper parfois des saillies assez malicieuses ; mais c’était surtout dans la tendresse et la dignité de l’âme qu’elle puisait sa distinction morale. Toutefois cette femme qu’on eût jugée faible, et qui pliait volontiers sous le joug, de l’amitié, retrouvait une force invincible pour résister à la tyrannie ou aux calculs intéressés de ses proches. Son instruction était étendue et solide ; elle parlait le grec comme un des idiomes de sa famille et savait l’hébreu assez bien pour lire dans l’original et chanter les psaumes de David, ce qui était l’occupation favorite des chrétiens de ce temps.

Trois de ses filles, comme je l’ai dit, faisaient partie de l’église domestique, Blésille, Pauline et Eustokhie. Tout entière aux soins de son prochain mariage avec Pammachius, on peut le croire du moins, Pauline ne jouait qu’un rôle très secondaire dans les affaires religieuses de sa famille, et pour le moment nous ne nous occuperons que de ses sœurs, en commençant par la seconde.

Eustokhie, à laquelle, pour plus de correction, nous restituerons son nom grec d’Eustokhion (Eustochium dans l’orthographe latine), semblait avoir puisé dans ce nom, qui signifiait raison et règle, la trempe de son caractère et la conduite de sa vie. À peine âgée de seize ans, elle était un modèle de volonté calme et réfléchie, de constance et au besoin d’opiniâtreté dans ses résolutions. Ce que Paula faisait par impétuosité de sentiment ou par instinct était chez Eustochium la conséquence d’un raisonnement ou l’accomplissement d’un devoir ; l’éducation avait d’ailleurs développé comme à plaisir les germes de stoïcisme chrétien innés dans le cœur de cette jeune fille. Confiée tout enfant à Marcella, qui l’avait élevée près d’elle, et