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instinctive des gens du pays pour les armes à feu, ne se fiaient, eux, qu’à leurs couteaux et à leurs lassos, et, la fronde à la main, ils se sentaient suffisamment protégés contre toute attaque indigène.

Au côté nord de la seconde cour s’élevait une petite chapelle dédiée à sainte Rose, dans laquelle un padre, missionnaire franciscain, venait un jour chaque mois dire la messe. C’était un ancien édifice en briques que le temps avait bruni. Un portail, entre deux pilastres, était surmonté d’une architrave au-dessus de laquelle une sorte d’enfoncement dans le mur abritait la statue de sainte Rose de Lima, patronne de l’Amérique du Sud. Cette statue, faite au Pérou, était de bois, peinte à l’huile et chargée d’ornemens dorés. Sa couronne de roses, fleurs qui ne manquent jamais dans ces beaux climats, était renouvelée chaque jour par les soins des femmes de l’estancia. Au-dessus de la statue s’élevait une petite tourelle surmontée d’une coupole où pendait une cloche, à laquelle la pluie et le soleil avaient donné une belle teinte de vert-de-gris. À l’extérieur, l’estancia était entourée de plusieurs corrals, enceintes circulaires faites de pieux très serrés et où l’on enferme le soir le bétail auquel on tient particulièrement, comme les chevaux de prix, les bœufs d’attelage, les vaches laitières avec leurs veaux. Un corral plus petit contenait les chèvres et les moutons, un autre les mulets, désagréables compagnons qu’il faut laisser seuls. Auprès, et à l’ombre de quelques arbres gigantesques nommés ombùs, on voyait plusieurs petits ranchos de briques sèches et de paille, où logeait le personnel très nombreux de l’estancia. Une maisonnette plus grande et plus jolie que les autres servait de demeure à Demetrio, le majordomo ou chef de l’escouade des capatas, chargés des soins du bétail : ceux-ci ont à leur tour sous leurs ordres les péons, qui sont, à proprement parler, les bergers, armés et à cheval, gardant les troupeaux, souvent à plusieurs lieues de distance, et menant l’existence nomade des peuples pasteurs de la Bible.

On racontait dans le pays d’étranges choses sur l’estancia de Santa-Rosa : don Estevan l’avait héritée de ses oncles, deux célibataires âgés, que les troubles politiques du temps de Rosas avaient forcés à s’exiler. Ils étaient restés près de dix ans dans la province de Corrientes. Comme ils s’apprêtaient à revenir chez eux, ils moururent tous les deux, l’un d’apoplexie, l’autre d’une rapide maladie. Don Estevan, fils de leur sœur, était leur unique héritier. Il avait entendu dire à sa mère que, fort riches et possesseurs de sommes considérables en or et en argent, les deux oncles les avaient enterrées au moment de partir. Une massive argenterie, des joyaux de famille, avaient été joints à l’argent monnayé ; mais les deux vieillards n’avaient confié leur secret à personne, et ils l’avaient emporté,