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éprouvés. Pour toutes les choses du ménage, elle avait en réalité la haute main. Quand les péons venaient à la cuisine chercher leur ration de viande et de riz, et qu’ils apercevaient de loin, au fond de la troisième cour, la haute taille un peu voûtée d’Eusebia, son visage brun et sévère encadré dans les plis du pañuelo rebozo, ils hâtaient le pas machinalement ; ils oubliaient de complimenter, comme à l’ordinaire, d’un ton narquois la cuisinière Ramona, négresse des plus crépues, sur la beauté de ses longs cheveux ou sur la blancheur de son teint. Les gais propos et les lazzis s’arrêtaient court, et chacun n’avait qu’un souci : c’était de se mettre le plus tôt possible hors des regards de l’intrépide vieille femme.

Dans la vie simple et monotone du désert, les jours passent rapides comme la flèche des Indiens. Quinze années s’étaient écoulées : Mercedes et Dolores étaient devenues les plus jolies filles du pays. Elles tenaient de leur mère des cheveux et des yeux d’un noir de jais, des traits fins, des dents éblouissantes, et ce teint d’un blanc mat à reflets dorés particulier aux 1ndalouses. Elles portaient admirablement la tête, et leurs attitudes étaient pleines de grâce et d’élégance. Toutes les deux aussi, elles avaient un esprit doux et conciliant, une tendresse pleine de soumission et de respect pour leur père, et en fait de foi religieuse cette résignation profonde que l’islamisme des Maures semble avoir léguée au génie des races espagnoles. Leurs occupations étaient celles des personnes riches du pays. Enfans, elles avaient appris de leur père à écrire et à compter. Eusebia leur avait enseigné, outre la lecture et leur chapelet (rezar), l’art de faire à l’aiguille ces charmantes dentelles, véritables merveilles d’adresse et de patience où excellent les femmes créoles. Elles étaient passionnées pour les fleurs et les oiseaux. Devant leurs fenêtres, des caissons en maçonnerie, de petites barriques, des vases de faïence contenaient toute sorte de plantes cultivées avec un grand soin ; la rose de Banks pourpre, l’odorant jasmin du Chili s’enroulaient autour des piliers de bois de la véranda. Elles y avaient attaché des branches d’arbres prises dans la forêt et chargées d’orchidées odorantes. José et Manuel, qui connaissaient leur goût favori, ne faisaient pas une course au dehors sans leur rapporter quelque jolie plante ou quelque nouveau prisonnier au brillant plumage destiné à la grande cage de bambous qu’ils avaient fabriquée eux-mêmes. Un jour, ils revinrent avec deux petites gazelles des pampas aux yeux noirs bordés de longs cils, aux jambes si fines qu’elles semblaient presque hors d’état de supporter le poids de leur corps. Ces charmantes créatures avaient été prises à leur mère avant le sevrage. Mercedes et Dolores leur donnèrent à manger du pain et du lait jusqu’au jour où