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le développement dans le sens de la vie civilisée était surveillé par Carmen avec une sombre méfiance. Un jour qu’elle avait surpris José tenant un livre qui était un don de sir Henri, elle l’avait vivement apostrophé, lui rappelant qu’il était fils de chef indien, et que par conséquent il n’avait rien à faire avec les livres, bons tout au plus pour les créoles ou pour les gringos. José sourit tristement. — Mamita Carmen, dit-il, dans ma position, je dois oublier que je suis né fils de chef, et vous faites tout pour me le rappeler !… D’ailleurs, continua-t-il, don Estevan nous a élevés avec la tendresse d’un père, et grâce à lui rien ne nous a jamais manqué.

Carmen allait riposter, lorsque la voix stridente d’Eusebia, qui réclamait l’aide de l’Indienne pour cueillir des oranges, vint interrompre l’entretien et délivrer José des obsessions maternelles ; mais cette lutte recommençait à tout propos, et sir Henri se fut bientôt rendu odieux à Carmen par son insistance à cultiver dans José ces mêmes goûts et ces mêmes penchans qu’elle blâmait si fort. Manuel, de deux ans plus jeune et d’ailleurs plus indolent et moins résolu, répondait mieux aux exigences de sa mère ; mais, partagé entre son frère et Carmen, il subissait tour à tour l’empire de l’un et de l’autre.

Mercedes et Dolores avaient accueilli sir Henri avec une politesse charmante et avec cet indéfinissable mélange de grâce et de fierté qui caractérise la race andalouse. Au retour de ses courses avec José, sir Henri trouvait dans sa chambre les fleurs les plus rares, les fruits les plus exquis. Le tapis de selle de son recado avait été remplacé par un carré long de drap bleu à fleurons d’or retenu par une sangle pareille, et que les habiles mains des deux sœurs avaient brodé à son intention. Ayant loué un jour le chant des caseros, il en trouva deux au matin dans une cage suspendue à la véranda sur laquelle s’ouvrait sa chambre, et le soir Il s’aperçut que deux petits hôtes emplumés manquaient à la prison de verdure et de fleurs que Mercedes et Dolores leur avaient faite dans leur jardin.

Sir Henri, de son côté, avait voué tout d’abord aux deux sœurs une sorte d’affection paternelle mêlée de cette admiration respectueuse et chevaleresque qu’inspire à tout homme bien élevé la beauté parfaite et innocente. En leur présence, il évitait avec soin dans son langage tout ce qui aurait pu être pour elles une révélation, même indirecte, de ces sentimens étudiés et faux qui sont le fruit des civilisations poussées à l’extrême. Il sentait que ces deux magnifiques fleurs du désert devaient rester dans leur atmosphère naturelle. Un jour cependant il fut amené à son insu à en dire plus qu’il n’aurait voulu. Sir Henri dessinait beaucoup, et à l’estancia son talent d’artiste, révélé surtout par un album de dessins mauresques