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de son couvent sent sa raison se troubler : « Vous dites que vous souffrez, je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas aisé de s’en tirer, je le crois encore ; mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours, et ces griffes ne vous feront jamais de mal, si vous ne vous en faites pas vous-même. » Après cela, que la victime ait succombé, que l’exempt Meusnier ait dit la vérité en affirmant que Mme Favart, depuis le mois de février 1750, se trouvait aux Piples, sous les yeux de la Mouret, femme du concierge de Chamord, cela ne change rien à nos conclusions. L’histoire est plus affligeante, la moralité est la même. Il y a une chose qui domine tout ici, c’est la résistance de la pauvre femme, résistance faite au nom du devoir, au nom de l’honneur, et qui n’a cessé (si l’on met les choses au pire) que le jour où, la raison se voilant, la liberté morale a disparu.

On ne s’étonnera pas sans doute que nous ayons insisté sur cet épisode. Ce n’est pas ici un panégyrique, c’est une histoire. Il y a des devoirs de justice que l’historien ne saurait écarter. Quand une créature humaine a injustement souffert pendant sa vie, il ne faut pas permettre qu’elle soit calomniée après sa mort, et combien de lecteurs encore ne connaissent Favart et sa femme que par la correspondance de Grimm ! Maurice de Saxe, dans l’ivresse de sa passion, était capable de faire souffrir une femme et de la perdre ; une fois dégrisé, il honorait sa victime, et j’ose affirmer que, s’il eût connu les pages de Grimm, cette défense, en renouvelant ses remords, eussent soulevé son cœur d’indignation[1]. Il y a d’ailleurs autre chose dans cette aventure que l’aimable personne dont l’histoire vient de nous occuper. On parle souvent de la corruption des mœurs publiques au XVIIIe siècle, parce que l’on s’occupe seulement des classes qui étaient le plus en vue, de celles que le désœuvrement, joint à une culture raffinée, devait nécessairement pervertir ; on ne songe pas à la bourgeoisie, au tiers-état, à cette sève de la France qui devait s’épanouir avec tant de vigueur au soleil de 89. Ces existences laborieuses renfermaient des trésors d’honnêteté. Une quarantaine d’années après la période où nous a conduits cette étude, un des soldats de la révolution, grand ami des girondins et leur compagnon sur l’échafaud, l’abbé Fauchet, qui eut parfois d’admirables éclairs au milieu de ses divagations mystiques, signalait éloquemment ce cœur de la nation où vivaient toujours, malgré tout, l’instinct religieux et le sentiment moral. « Vous croyez la religion ébranlée, s’écriait-il, parce qu’une petite et bruyante multitude de génies sans frein et d’hommes sans mœurs

  1. La lettre de Grimm ne fut écrite qu’en 1772, à l’occasion de la mort de Mme Favart.