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par le prince de Dombes, fils aîné du duc du Maine, tous les chroniqueurs de cour affirmèrent qu’il était mort d’un accident de voiture. C’est ce que raconte le marquis d’Argenson aussi bien que le duc de Luynes, et tous les deux fournissent des détails qui ne semblent permettre aucun doute ; le comte de Coigny, au moment de la secousse, a eu le cou pris dans le cordon de la glace, qui l’a étranglé. Or le public ne tarda pas à raconter la chose autrement, et il se trouva que le public avait raison. Malgré les assertions contraires des annalistes de Versailles, c’était bien un coup d’épée qui avait mis fin aux jours du comte de Coigny, le favori de Louis XV. Pourquoi le marquis d’Argenson n’aurait-il pas été trompé sur le duel du comte de Saxe comme il l’a été sur le duel du comte de Coigny ? Pourquoi la voix publique n’aurait-elle pas dit la vérité en 1750 comme elle l’a dite en 1748 ? On comprend que le récit de pareils événemens dût être arrangé à plaisir par les intéressés. Il faut tenir compte, je le sais, de l’imagination de la foule et de son goût pour les explications singulières, pour les légendes dramatiques ; je crois cependant que la version populaire ne saurait être dédaignée quand la rumeur éclate immédiatement et qu’elle persiste encore après une longue suite d’années. Or, dans cette circonstance, il y a autre chose qu’une vague rumeur ; il y a un témoin, et c’est le confident du témoin qui a parlé. Le récit de ce confident, qui se rapporte si bien aux notes récemment publiées du marquis d’Argenson, remonte environ à une quarantaine d’années. Un écrivain qui a laissé des souvenirs dans la pressé légitimiste sous la restauration et au commencement du règne de Louis-Philippe, ayant visité Chambord à l’occasion d’un livre qu’il préparait sur l’apanage du duc de Bordeaux, recueillit ces curieuses paroles d’un vieux valet de chambre du maréchal de Saxe, nommé Moret. La scène racontée par le vieillard se passe dans les derniers jours de novembre 1750 :


« Vers huit heures du matin, une chaise de poste, précédée d’un courrier sans couleurs, entra dans le parc de Chambord par la porte de Muides. Elle s’arrêta au bout de l’avenue du parterre. Il en descendit deux personnes. Le courrier se rendit au château, chargé d’une lettre pour le maréchal, qui était encore couché. Monseigneur, après avoir lu cette lettre, s’habilla à la hâte, fit prévenir son aide-de-camp, et, suivi de son valet de chambre, il descendit par l’escalier dérobé de son appartement, sortit par les fossés du château et marcha à la rencontre des deux étrangers. Le père Desfins[1] les vit mettre l’épée à la main, et bientôt après les deux inconnus remontèrent en voiture, et le maréchal, soutenu par son aide-de-camp,

  1. « Vieux fermier du parc, dont la famille y est établie depuis plus de deux cents ans, et dont les petits-fils rivent encore. »