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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/501

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comme l’immortel hypocrite qui doit porter, avec le misanthrope, le grand nom de Molière à la postérité la plus lointaine ? Oui, Tartuffe exagère les dehors de l’hypocrisie, et surtout il en précipite les allures. Oui, il a tort de parler de sa haire et de sa discipline, au lieu de faire deviner qu’il a une haire et une discipline, comme Célimène a tort d’écrire aux gens qu’elle les aime, au lieu de le leur laisser à tous entendre ; mais le peu de temps qui est donné sur la scène à ces êtres redoutables pour se découvrir, pour nous effrayer et pour se perdre, leur défend tous ces ménagemens et tous ces détours. Il faut qu’infidèles par un point à leur vraie nature, ils nous livrent en quelques momens le dernier mot de leur cœur, cette funeste énigme qui dans le monde remplit leur vie entière et n’a pas même toujours le temps de se dévoiler. Cette invraisemblance est acceptée au théâtre, aussi bien que celle de la lumière remplaçant le soleil ou des toiles peintes remplaçant la nature, et il faut bien l’accepter, puisqu’elle est inséparable d’un des plaisirs les plus vifs que l’homme civilisé puisse goûter. Mais lorsqu’un grand art doit se résigner à un inconvénient si sensible, il faut du moins l’affranchir de tous les défauts évitables, tels que le défaut d’unité et d’intérêt dans l’action. Et, nous souvenant de la belle maxime qu’on appliquait jadis à la fortune, nous dirions volontiers qu’on ne doit rien laisser à l’imperfection de l’art dramatique de ce qu’on peut lui ôter par conseil et par prévoyance.

Nous en avons fini heureusement avec la seule critique à laquelle la charmante comédie de M. Emile Augier puisse donner prise, et ce trop grand nombre de faits et de personnages laissés sur le premier plan, qui est un défaut au point de vue de l’action, devient au contraire une source d’intérêt et un juste sujet d’éloge, si l’on veut considérer cette œuvre au point de vue des caractères. Tous les personnages de cette comédie ont une physionomie animée, naturelle, intéressante, et sont aussi rapprochés de la vérité dans leur conduite et dans leur langage que le permet cette imperfection du théâtre, dont nous parlions tout à l’heure. M. Emile Augier leur a communiqué à tous, ou à presque tous, ce don si rare de la vie et du mouvement qu’il possède à un si haut degré et qu’il répand à flots dans ses œuvres, même les moins irréprochables et les moins achevées.

Mme Lecoutellier n’est pas seulement une coquette, et en effet la coquette d’autrefois, avide de plaire pour le seul plaisir de plaire, n’est guère dans nos mœurs et n’est pas de nos jours si facile à rencontrer. Notre siècle agité et besoigneux laisse peu de loisirs, même à une Célimène ; il la surcharge de toute sorte d’intérêts et d’affaires. Mme Lecoutellier veut avant tout garder sa fortune et conquérir un titre, deux soins vulgaires auxquels la maîtresse d’Alceste, tranquille de ce côté et marchant sur les nues, n’avait pas besoin de songer ; mais Mme Lecoutellier, en quête d’un nom et d’une fortune, est coquette chemin faisant et met sa coquetterie au service de son ambition. C’est une âme intéressée en même temps que