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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/609

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fais partie avec les cinq ou six Européens invités, et en avant de nous le négus, accompagné seulement d’un jeune page qui porte son bouclier. Derrière nous est une longue colonne de cavalerie, parmi laquelle circulent non sans danger nos domestiques, tenant par la bride nos chevaux de rechange. Nous suivons pendant deux heures et demie une assez bonne route à travers un pays couvert, charmant, rempli de villages et de cultures, qui me rappelle un peu le Bocage normand, entre Vire et Domfront. Pour compléter la ressemblance, la terre, coupée de nombreuses haies et clôtures, annonce une propriété très divisée, ce qui est du reste la loi générale en Abyssinie. On nomme cette province Aferaoanet. Vers onze heures, nous descendons une rampe assez rapide, et à travers les grands arbres nous voyons se développer une plaine magnifique, couverte de riches prairies, sillonnée par un ravin où mugit un torrent furieux qu’on me dit être l’Abaï ou le Nil-Blanc. Ce torrent, qui de la hauteur où je suis placé ne paraît qu’un long filet d’écume, répond si peu à tout ce que j’ai lu sur le Nil abyssin, que je ne me laisse convaincre qu’en arrivant au pont portugais, où se fait la halte de midi.

« Cette construction hardie, due à des ingénieurs portugais au service des négus du XVIe siècle, ressemble par certains côtés aux beaux ponts romains, à celui par exemple d’El-Kantara, sur le Rummel, près de Constantine. On dirait que les Portugais ont retrouvé pour un temps le secret du ciment romain, vainement cherché aujourd’hui : des fragmens entiers du parapet sont tombés le long des piles sans que les eaux furieuses aient réussi à en disjoindre les pierres. Deux petits forts, gardés par des fusiliers d’élite, commandent ce passage important. Le négus s’est placé à une fenêtre du fort inférieur, et, groupés un peu au-dessous de lui, nous assistons au défilé. C’est vraiment une fort belle chose. Ce qui manque comme ordre et comme discipline est racheté par le pittoresque, et mieux encore par un entrain militaire qui plairait à un officier européen. Cavalerie, infanterie, bagages, serviteurs, tout cela descend ou plutôt roule dans un épais nuage de poussière où scintillent des milliers de lances. On défile sur le pont, quatre par quatre à peu près, toujours au pas de course. L’étiquette oblige tous les officiers à marcher à pied en passant devant la fenêtre où s’accoude l’empereur, de sorte que nous perdons le spectacle des officiers supérieurs, grands vassaux de l’empire, entourés eux-mêmes de leurs vassaux. On m’a montré ras Enghedda, prince détrôné du Godjam : il est resté quelques années aux fers, et, récemment élargi, il fait aujourd’hui du zèle, même contre ses anciens sujets. C’est un fort bel homme, imposant, avec quelque chose de morne et de fier, de foudroyé, qui le rend intéressant. Je distingue