Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui fabriquer de l’eau-de-vie, et, tout en les appelant officiellement ses enfans, il les nommait dans ses momens d’humeur des ghevès (des cafards).

Vers cette époque, Théodore vit arriver à son audience un missionnaire anglais dont le nom a une notoriété légitime dans un certain monde religieux. C’était le révérend Stern, connu par un voyage hardi dans l’Yémen et par un excellent livre sur l’Abyssinie, A Mission amongst the Falashas. Reçu froidement une première fois par l’empereur, qui lui avait dit : « Je suis excédé de vos bibles ! » il avait obtenu un permis de retour à Massaoua, et avait eu l’imprudence de n’en pas profiter aussitôt, de sorte qu’en le voyant présenter une seconde demande en octobre 1863, le négus lui dit sévèrement : « Vous m’avez gravement offensé en n’usant pas de la permission que je vous ai donnée. Comme vous êtes étranger, je vous le pardonne ; mais ceux de mes sujets qui pouvaient et devaient vous éclairer seront châtiés. » Et il fit bâtonner si cruellement les deux serviteurs de confiance de M. Stern que l’un d’eux mourut la nuit suivante, et l’autre quelques jours après. M. Stern, témoin forcément muet de cette scène sauvage, avait involontairement mordu l’index de sa main crispée. Ce geste a une signification dans la mimique des Abyssins : c’est la menace de la colère momentanément impuissante. Théodore le vit, et il s’en émut si peu que, quand M. Stern fut rentré chez lui, il lui fit envoyer comme de coutume son souper de la table impériale ; mais les courtisans ne tenaient pas le missionnaire quitte à si bon marché : ils réclamèrent le châtiment de l’audacieux étranger qui avait menacé sa majesté, et le négus, après avoir d’abord résisté en alléguant que M. Stern n’avait attaché aucun sens à son geste, céda probablement à la fausse honte de paraître reculer devant l’inviolabilité d’un sujet anglais. M. Stern, rappelé, fut brutalement couché à plat ventre et bâtonné moins rudement que ses malheureux serviteurs, mais assez pour garder longtemps le lit.

Une visite domiciliaire, exécutée à la suite de ces faits chez tous les agens des sociétés bibliques anglaises, amena la découverte de beaucoup de lettres et de notes écrites en allemand et en anglais, et relatives à la biographie du négus et aux derniers événemens d’Abyssinie. Théodore se les fit traduire, et ces notes, écrites sans parti pris par des gens désireux de garder souvenir de ce qui s’était passé sous leurs yeux, le mirent dans une véritable fureur. Il ordonna d’arrêter trois des inculpés les plus notables : les soldats, qui ne les connaissaient pas, jugèrent préférable de mettre aux fers tout le personnel européen des missions de Djenda et de Darna, dont deux jeunes femmes, Mmes Flad et Rosenthal. Le négus interrogea