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à Gondar ; d’autres (ceux de Derita par exemple) quittèrent leurs maisons et leurs petites fortunes péniblement acquises et se réfugièrent dans les bois. J’ai connu à Massaoua un brave musulman de Gondar, nommé Adem-Kourman, que je vis en juillet dernier en proie à une affliction qui me fut expliquée. Il avait laissé à Gondar une fortune assez ronde et une fort jolie femme qu’il aimait beaucoup. Théodore, voyant qu’il s’obstinait à ne pas rentrer en Abyssinie, avait trouvé amusant de punir cet émigré en confisquant sa fortune et sa femme. Ce qui semblait attrister le plus le pauvre Kourman, ce n’était pas d’avoir vu sa femme passer aux bras de l’empereur : c’était de savoir que celui-ci l’avait convertie et fait baptiser !


III

Les événemens que je viens de raconter ont assez fait connaître Théodore II pour qu’arrivé au terme de ce récit je n’aie pas besoin de m’arrêter beaucoup sur son portrait physique et moral, L’homme sur la tête duquel repose aujourd’hui le sort de l’Abyssinie a quarante-six ans. Il est de stature moyenne, d’un port imposant, d’une physionomie ouverte et sympathique. Ses traits, moins réguliers que ceux de la plupart des Abyssins, sont expressifs et mobiles, et n’ont rien de cette dignité d’emprunt qui marque certaines physionomies orientales d’un cachet d’insignifiance solennelle. Le regard est vif et perçant ; les lignes arrêtées du profil expriment, bien la ferme volonté qui a plié au joug le peuple le plus libre et le moins docile de l’Orient. Rigoureux pour les autres en fait d’étiquette, le négus s’en affranchit lui-même en matière de costume, et affecte un négligé qui du reste ne va jamais jusqu’au mauvais goût. Une simple casaque de soldat, un pantalon et une ceinture où sont passés des pistolets et un sabre anglais, et sur le tout une chama ou toge brodée, voilà son costume habituel. Il est quelquefois arrivé à des Européens qui lui étaient présentés d’hésiter à le distinguer dans la foule des pourpoints de soie (balakamis) qui l’entourent, et de commettre des méprises qui le divertissaient fort. Ce dédain de toute recherche luxueuse préside à tous ses actes : l’ameublement de sa tente est des plus simples, tandis que ses résidences de Magdala et de Devra-Tabor s’encombrent des soieries et des étoffes de la France ou des Indes. En campagne, il porte le bouclier noir et grossier du fantassin, tandis qu’à ses côtés trotte le page chargé du bouclier de parade, recouvert de velours bleu semé des fleurs de lis impériales.

Ce qui frappe tout d’abord en Théodore, c’est une heureuse combinaison