Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ont du talent et d’autres qui n’en ont pas. Pour les premiers, laissez-le faire, il saura toujours bien où les trouver ; pour les seconds, c’est peine perdue que de s’occuper d’eux, il faut qu’ils meurent. De là l’inefficacité absolue de ces mesures administratives ayant pour but de susciter le mérite, efforts d’ailleurs trop honorables pour qu’on n’en tienne pas compte tout en en déplorant l’impuissance. Comme l’on demandait à Fontenelle mourant s’il souffrait, « non, répondit-il ; mais j’éprouve une grande difficulté d’être. » Une difficulté, une impossibilité d’être, voilà la loi fatale de tous ces théâtres d’essai, qui, fondés sur cette idée très philanthropique de se vouer à l’élève des jeunes talens, seront tôt ou tard amenés, s’ils veulent vivre, à réclamer le concours de talens éprouvés. Prenons le Théâtre-Lyrique. En admettant qu’il profite aujourd’hui. d’un certain droit que lui confère la liberté des théâtres, lui peut-on reprocher d’avoir menti au début à son principe ? Nous ne le pensons pas. Il a au contraire ouvert ses portes à tous venans, et peut-être même outre-passé envers les noms nouveaux les exigences de l’hospitalité la plus libérale. Neminem nominabo, genus significasse contentus ; mais combien en faudrait-il citer de ces inconnus de la veille et du lendemain avant de clore la litanie ! Et parmi tant de noms, combien de grands succès obtenus ? En dehors des chefs-d’œuvre traduits de Mozart et de Weber, trois ouvrages, la Fanchonnette, la Reine Topaze et Faust, trois ouvrages seuls font événement, et de ces trois partitions, l’une est signée d’un membre de l’Institut, la seconde de l’auteur des Noces de Jeannette, représentées à l’Opéra-Comique, et la troisième de l’auteur de Sapho, donnée à l’Opéra, d’où je conclus qu’il est médiocrement utile d’avoir des théâtres appliqués à cette destination, de former de jeunes compositeurs, attendu que le talent se forme partout, et que ces mêmes théâtres se ruineraient, s’il leur fallait exécuter leur contrat à la lettre.

Tout le monde écrit aujourd’hui, tout le monde compose ; le niveau des études musicales s’est tellement élevé depuis vingt ans, que la plupart des instrumentistes qui peuplent les grands orchestres de Paris en remontreraient volontiers à ceux dont ils exécutent les ouvrages. Alphonse X, roi de Castille et de Léon, dit le Sage, prétendait que bien des choses dans la création n’en iraient que mieux, si Dieu avait pris la peine de le consulter. Je connais des clarinettes qui déplorent au fond de l’âme que Weber n’ait point recherché leur avis au sujet d’horribles dissonances qu’ils lui auraient évitées, et j’ai rencontré des violoncelles qui n’auraient pas demandé mieux que de donner à Beethoven plusieurs conseils, grâce auxquels il se fût épargné les lourdes fautes d’harmonie, qu’on signale dans la symphonie en ut mineur. Cela s’appelle la loi de la liberté dans l’art, du progrès, je le veux bien, mais c’est aussi la loi du déclassement et de la confusion. Disons plus, ces stériles besoins de production qui travaillent toutes les cervelles, ces appétits où l’instinct génial n’a rien avoir, et qui vont se multipliant à mesure que se vulgarisent davantage les secrets de la science, le vrai devoir,