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celui qui présente le plus de situations thématiques. Du siècle et du pays où l’action se passe, de l’Individualité historique des personnages qui prennent part à son drame, il n’en a cure ; il sait que l’amoureux est un ténor, l’héroïne un soprano, le père une basse profonde, le tyran un baryton, et tout le reste lui importe peu, n’étant ni un historien, ni un lettré, mais un enfant des Apennins, rude et sauvage, obéissant à son instinct, à son génie, un musicien faisant de la musique comme le pâtre Masaccio fait de la peinture. Avec M. Gounod, talent très civilisé, très raffiné, intelligence avisée et critique, les conditions changent complètement. À son point de vue, un libretto n’est plus cette sorte d’espalier dressé là tout exprès pour supporter dans ses festons les plus fantasques, dans ses plus capricieux enroulemens, la vigne folle d’où ruisselle à pleins bords par instans le vin sacré des belles mélodies. Apôtre modéré d’une tradition qui veut que le poème et la musique d’un opéra tiennent le même niveau, marchent sur les mêmes hauteurs, il va sans dire que le choix de ses sujets exercera sur l’organisme de son talent une influence a laquelle échappent naturellement les compositeurs vivant, comme les Italiens, en dehors de toute espèce de commerce avec les des extra-musicales. Une fois admis ce principe, que le poème est le carton dont la musique, par la magie de ses couleurs, fait un tableau, il s’ensuit que le musicien, par cela seul qu’il choisit un poème, reconnaît entre l’idée littéraire et son inspiration à lui de profondes affinités. Dès lors le voilà engagé, responsable, le voilà forcé ou de changer son style tous les jours, s’il lui plaît, comme à M. Gounod, de courtiser toutes les idées, — ce qui prouverait à la longue qu’en fait de style il n’en possède aucun qui lui soit propre, — ou de s’enfermer, comme Richard Wagner, dans un cercle qu’on ne franchit jamais. Les Italiens savent ce qu’ils veulent, l’auteur du Tannhäuser le sait aussi ; M. Gounod ne le sait pas. De là ses variations, ses incertitudes. La poésie l’attire ; mais au lieu de la chercher en lui, il s’adresse aux inventions des poètes, va de l’une à l’autre sans parti-pris, et ne s’aperçoit pas que cette voix qui chante au fond de certains chefs-d’œuvre qui sont des mondes ressemble à ces voix de l’abîme, à cette Loreley des tourbillons du Rhin qui ne vous charme que pour vous engloutir. Bien des maîtres et des plus illustres avant M. Gounod ont cédé à la fascination. Rossini lui-même, écrivant Otello, se laissa leurrer ; il est vrai que c’était dans sa période italienne, et que plus tard, mieux avisé, il eût résisté. De cette entreprise d’un cerveau tel que celui-là sur l’œuvre de Shakspeare que restera-t-il ? Un seul acte., le troisième, pas même un acte, une scène. J’en dirai autant de Roméo et Juliette. Il serait difficile de nommer tous les musiciens que ce merveilleux poème de l’amour et de la jeunesse a séduits, captivés. Zingarelli, Steibelt, Vaccaï, Bellini, les uns après les autres on les a vus succomber à l’illusion, au mirage, et si la collaboration de Rossini avec Shakspeare n’a produit dans l’Otello musical qu’un troisième acte, de tant d’efforts successifs,