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auguste maître ; il peut fumer son chibbuk, assis, avec une dignité nonchalante, sur le divan d’un président de conseil des ministres, il est en métaphore orientale le gond de la Sublime-Porte ; plus heureux que M. de Persigny, Fuad a donc pu conformer sur-le-champ sa conduite à ses dispositions. La législation sur la presse lui paraissait trop barbare pour la Turquie ; il l’a changée sans se demander s’il ne prenait point trop audacieusement le pas sur la France dans le grand chemin de la civilisation. Désormais, c’est un correspondant du Times qui nous apprend cette nouvelle, tout sujet ottoman et tout étranger pourront fonder des journaux en Turquie sans avoir besoin de l’autorisation d’un pacha ad hoc. Les anciens avertissemens sont abolis ; on n’avertira ou on ne supprimera à l’avenir que les journaux qui manqueront au respect dû au souverain, ceux qui par exemple s’aviseraient de critiquer le goût immodéré du commandeur des croyans pour les frégates cuirassées et la construction de nouveaux palais sur le Bosphore, ou qui auraient l’audace de percer d’un regard profane les sacrés mystères du harem. Encore la suppression d’un journal ne sera-t-elle prononcée, la circulaire vizirielle le rappelle en note, qu’après une série d’articles qui prouveraient une hostilité incorrigible ; elle ne frappera que les pécheurs endurcis. La conservation du régime administratif paraîtra, nous le craignons, trop rigoureuse au nouveau M. de Persigny que M. de Girardin nous a fait connaître. Soyons justes pourtant, et convenons, entre nous autres anciens libéraux ou nouveaux convertis, que les délits de presse qui pourraient être commis en Turquie n’avaient point été prévus par les capitulations convenues du temps de François Ier ou de Louis XIV, que si l’Angleterre possède des jurés éclairés et la France des juges indépendans, il nous est difficile de nous faire une idée de ce qu’est la justice d’un cadi turc, et que pour un journal ottoman il est peut-être plus doux d’être jugé par un pacha à trois queues que par un mamamouchi. Nous admirions donc, quant à nous, de bonne foi le nouveau plan de Fuad-Pacha tel que le Times le fait connaître, et nous nous demandions ce qu’il adviendrait des ministres civilisés de notre Europe chrétienne, si les vizirs du pays de Schahabaham allaient se mettre à avoir autant d’esprit que les Persans de Montesquieu, lorsqu’une dépêche de Constantinople, qui vient d’être communiquée aux journaux, nous a tout à coup plongés dans la stupéfaction la plus profonde et dans la plus perplexe anxiété. Ce laconique télégramme, daté de Constantinople le 28 décembre, se contente de dire : « Une loi sur la presse d’une grande sévérité vient d’être publiée. » Rien de plus, rien de moins. Qu’est-ce à dire ? Le correspondant du Times, qui avait l’air de parler comme s’il avait sous les yeux le projet de loi de Fuad-Pacha, se serait-il joué du public européen ? Le rédacteur de la dépêche ne serait-il pas plutôt quelque mauvais plaisant de la société de Péra qui nous gouaille à distance ? Qu’entend ce bon apôtre par une loi turque sur la presse d’une grande sévérité ? Il y a des degrés à tout, comme disait à un de nos au-