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est ici un luxe obligé, un complément de toute grande vie aristocratique. Aussi bien, à regarder les choses de près, on apercevrait dans toute l’histoire de la Rome moderne le souvenir et comme la continuation de la Rome antique ; le pape est une sorte de césar spirituel, et sur beaucoup de points les peuples qui vivent au-delà des Alpes leur paraissent toujours des barbares. Nous n’avons pu que renouer la chaîne de la tradition ; chez eux, cette chaîne ne s’est pas rompue. — J’ai des notes sur toute cette galerie, mais je ne veux pas t’accabler de notes…

Le temps était parfaitement beau, le ciel d’un bleu sans nuages, d’autant plus charmant que depuis huit jours nous étions ici dans la pluie et dans la boue ; mais j’avais besoin de faire effort pour regarder, j’avais toujours sur le cœur la mort de notre pauvre ami Woepke.

La villa est pourtant bien riante : les prairies, intactes et rafraîchies par les pluies, étincelaient ; les haies de laurier fleuri, les futaies de chênes verts, les allées de cyprès centenaires, ranimaient et redressaient l’âme par leur grâce ou leur grandeur. Cette sorte de paysage est unique ; les végétations des climats opposés s’y mêlent et s’y groupent : ici des bouquets de palmiers, de grands joncs panachés qui sortent comme un cierge de leur nid de lanières luisantes, là-bas un peuplier, un énorme châtaignier grisâtre et nu qui bourgeonne. Ce qui est plus étrange encore, ce sont les vieilles murailles de Rome, une vraie ruine naturelle qui sert d’enceinte. Les serres s’appuient contre les arcades rougeâtres ; les citrons, en rangées pâles, se collent contre les briques disjointes ; tout à l’entour l’herbe nouvelle s’étend et foisonne ; de temps en temps, d’une hauteur, on aperçoit la dernière ceinture de l’horizon, les montagnes bleuies, rayées par la neige. Tout cela est dans l’enceinte de Rome ; personne n’y vient, je ne sais si quelqu’un y habite. Cette Rome est un musée et un sépulcre où subsistent dans le silence les formes passées de la vie.

On arrive au grand pavillon central dans une salle lambrissée de mosaïques où de grands bustes regardent, rangés gravement, du haut des niches. Le nom du fondateur, le cardinal Ludovisi, est inscrit au-dessus de chaque porte ; par les fenêtres, on aperçoit des jardins et des verdures. L’Aurore du Guerchin remplit le plafond et ses courbures ; cela fait une salle à manger de grand seigneur, nue et grande : aujourd’hui nous en avons de brillantes et de commodes ; en avons-nous de belles ? — L’Aurore, sur un char, quitte le vieux Titon, à demi enveloppée dans une draperie qu’un petit amour soulève, pendant qu’un autre petit enfant nu, potelé, avec un air de bouderie enfantine, prend des fleurs dans un panier. C’est