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prendre sur lui de donner à dîner. Les hommes trop agités d’émotions continues se taisent pour ne pas se livrer en spectacle, et se replient faute d’espace pour se déployer. Dès sa jeunesse, il s’était déplu dans les compagnies, et s’était renfermé dans l’étude et le silence au point de paraître orgueilleux ou fou. Plus tard, au faîte de la gloire, il s’y plongea plus avant encore, se promenant seul, servi par un seul domestique, passant seul des semaines entières sur ses échafauds, tout entier à la conversation qu’il avait incessamment avec lui-même. C’est qu’il ne trouvait personne autre qui lui répondît. Non-seulement ses sentimens étaient trop forts, mais encore ils étaient trop hauts. Dès sa première adolescence, il avait aimé sans mesure toutes les choses nobles : son art d’abord, auquel il s’était livré malgré les brutalités de son père, et qu’il avait approfondi dans tous ses accessoires, le compas et le scalpel à la main, avec une ténacité extraordinaire, jusqu’à devenir malade ; ensuite sa dignité, qu’il avait maintenue, au péril de sa tête, en face des papes les plus impérieux, jusqu’à se faire respecter comme un égal et les braver « plus que n’aurait fait un roi de France. » Il avait méprisé les plaisirs ordinaires : « quoique riche, il avait vécu comme un homme pauvre, » frugal, dînant souvent d’un morceau de pain, laborieux, dur à son corps, dormant peu, et quelquefois tout habillé, sans luxe, sans train de maison, sans souci de l’argent, donnant ses statues et ses tableaux à ses amis, 20,000 francs à son domestique, 30 ou 40,000 francs en une fois à son neveu, quantité de sommes à sa famille. Bien plus, il avait vécu en moine, sans maîtresse ni femme, chaste dans une cour voluptueuse, n’ayant connu qu’un amour, amour austère et platonique, pour une femme aussi fière et aussi noble que lui. Le soir, après avoir travaillé, il écrivait un sonnet à sa louange et s’agenouillait en esprit devant elle, comme Dante aux pieds de Béatrice, la priant de le soutenir dans ses défaillances et de le garder dans le « droit sentier. » Il prosternait son âme devant elle comme devant une vertu céleste, et retrouvait pour la servir l’exaltation des mystiques et des chevaliers. Il sentait dans sa beauté une révélation de l’essence divine ; il la voyait « encore couverte de ses vêtemens de chair s’envoler rayonnante jusque dans le sein de Dieu. » — « Celui qui l’aime, disait-il, s’élève au ciel avec la foi, et la mort lui devient douce. » Il montait par elle jusqu’à l’amour suprême ; c’est dans cette source première des choses qu’il l’avait d’abord aimée ; conduit par ses yeux, il y revenait avec elle[1]. Elle mourut avant lui, et il en demeura longtemps « accablé et comme insensé ; » plusieurs années après, il

  1. Toutes ces expressions sont prises dans les sonnets de Michel-Ange.