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entier, ce sont les membres agissans, c’est la charpente humaine avec l’assiette de ses poutres intérieures, avec la solidité de ses supports herculéens, avec le froissement et le craquement de ses jointures mouvantes, c’est l’ensemble qui frappe. La tête n’y entre que comme une portion, et l’on reste immobile, absorbé par la vue des cuisses qui soutiennent de pareils troncs, des bras indomptés qui soumettront la terre hostile.

Mais ce qui, à mon gré, surpasse tout, ce sont les vingt jeunes gens assis sur les corniches aux quatre coins de chaque peinture, véritables sculptures peintes qui donnent l’idée d’un monde supérieur et inconnu. Tous sont des héros adolescens, du temps d’Achille et d’Ajax, aussi fins de race, mais plus ardens et d’une énergie plus âpre. Là sont les grandes nudités, les superbes déploiemens de membres, les mouvemens emportés des batailles d’Homère, mais avec un plus fort élan, avec une plus courageuse hardiesse de volonté virile. On n’imaginait pas que la charpente humaine ployée ou dressée pût toucher l’esprit par une telle diversité d’émotions. Les cuisses appuient, la poitrine respire, tout le revêtement de chair se tend et frémit, le tronc se plie au-dessus des hanches, l’épaule sillonnée de muscles va retrousser impétueusement le bras. Un d’eux se renverse, tirant sa grande draperie sur sa cuisse ; un autre, le bras sur son front, semble parer un coup. Quelques-uns, pensifs, rêvent assis, laissant pendre les quatre membres. Plusieurs courent, enjambent une corniche ou se rejettent en arrière avec un cri. Trois d’entre eux, au-dessus d’Ézéchiel, de la Persica et de Jérémie, sont incomparables, l’un surtout, le plus noble de tous, calme et intelligent comme un dieu, et qui regarde, accoudé sur des fruits, une main posée sur ses genoux. On sent qu’ils vont se remuer, agir, et l’on voudrait les garder devant soi dans la même attitude. La nature n’a rien produit d’égal, c’est ainsi qu’elle aurait dû nous faire ; elle trouverait ici tous les types : à côté des géans et des héros, des vierges, des adolescens pudiques, des enfans qui jouent, cette charmante Eve si jeune et si fière, cette belle Delphica, pareille à une nymphe primitive, qui tourne ses yeux remplis d’un étonnement naïf, tous fils ou filles de la race colossale et militante, mais à qui leur âge a conservé le sourire, la sérénité, la joie simple, la grâce des Océanides d’Eschyle et de la Nausicaa d’Homère. Une âme d’artiste porte en soi tout un monde, et celui de Michel-Ange est ici tout entier.

Il l’avait fait et n’avait plus à le refaire. Son Jugement dernier, qui est à côté, ne laisse pas la même impression ; le peintre avait alors soixante-sept ans, et son inspiration n’était plus si fraîche. Lorsqu’on a trop longtemps manié ses idées, on les possède mieux,