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pareilles excuses. Les Serbes ont montré à Kossovo qu’isolés ils n’étaient pas plus en état que les Hellènes, les Albanais et les Bulgares d’arrêter l’invasion de l’islamisme. Une tâche semblable leur était d’autant plus impossible qu’ils souffraient intérieurement de la désunion qui régnait entre les nationalités de la péninsule. Les lois mêmes de Douchan prouvent, par un luxe singulier de répression, quels dangers la violence et la rapine faisaient courir à l’ordre social. Les paysans, qui appartenaient en toute propriété aux seigneurs et qui souffraient surtout de l’impuissance des lois, ne devaient pas être disposés à des sacrifices héroïques pour un état de choses qui leur était si peu favorable. En effet, les pesmas caractérisent nettement les rapports des grands avec leurs inférieurs. Quand Marko arrive chez le voïvoda Milosch Obilitch, voici les conseils que celui-ci donne à ses domestiques : « Mes serviteurs, ouvrez vite les portes, — sortez aux champs pour le recevoir ; — mettez-vous en rang sur la grande route ; sous votre bras, enfans, prenez vos bonnets, — prosternez-vous profondément sur la terre, — car c’est mon probatime, Marko ! — Ne cherchez point à saisir sa tunique ; surtout gardez-vous de toucher à son sabre ! — On ne touche pas Marko impunément ! — Peut-être est-il en colère, Marko ! — peut-être est-il ivre, Marko ! — avec son cheval il vous écraserait ! — Oui, il vous foulerait cruellement sous les pieds. » Quoique ce chant se rapporte à une époque de décadence, on sait que le régime féodal n’était pas moins oppressif sous Etienne le Puissant. Le prince lui-même n’était point à l’abri des colères de cette turbulente noblesse, qu’un chant populaire nous montre se précipitant vers lui l’épée à la main.

Le serment que Douchan, avant de mourir, avait fait prêter aux grands d’obéir à son fils n’empêcha pas le démembrement de l’empire. Le voïvoda de la Macédoine et de l’Acarnanie souleva le premier ces provinces contre l’autorité d’Ouroch et s’empara de Skadar (Scutari) ; ce fut le signal d’une insurrection générale. Le tableau animé que les pesmas font de l’anarchie qui suivit la mort de Douchan donne, malgré quelques erreurs de détail, une idée assez exacte de la situation des Serbes à cette époque. On voit apparaître au premier plan un personnage qui joue un grand rôle dans la poésie populaire : c’est Marko Kralievitch, le fils du krâl Voukachin, de la grande famille de sang royal des Merniavtchévitch, les plus puissans vassaux du tsar Douchan. Quant à Ouroch, le fils du tsar, le poète en fait un enfant débile et incapable de défendre ses droits.

Quatre camps s’étendent dans la plaine devenue si tristement fameuse de Kossoyo[1], près de la blanche église de Samodréja. Les

  1. Kossovo ou Koçovo, « champ du merle, » de koç, merle. Le mot allemand Amselfeld a la même signification.