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Les combats que Marko livre à l’Albanais Moussa et au Maure mettent en relief cet ordre d’idées. Pour les Serbes, le Maure n’est pas comme pour l’Espagnol l’habitant du Maghreb, mais le nègre hideux, un être repoussant que les populations de la péninsule orientale ne voient qu’avec horreur. La ballade roumaine intitulée Kira exprime cette horreur avec une singulière énergie. Si l’islamisme n’avait amené en Europe que des peuples asiatiques, il eût peut-être causé moins de répugnance ; quand on vit arriver, mêlés aux hordes de l’Asie, des noirs aux traits abjects, recrutés en Afrique par cette propagande mahométane qui, de nos jours, a pris sur la même terre une si grande extension, les poètes se firent les organes de la colère universelle. « Ce noir visage et ces dents blanches ; » ces « méchans » Maures, ces Maures « farouches, » ces « sombres » Maures, ces « détestables » Maures faisaient horreur aux auteurs des pesmas comme à Marko. La voracité bestiale et les passions grossières de la race noire paraissaient si énormes, qu’on nous parle d’un bandit de cette race, une sorte de Gargantua nègre, se faisant donner par les villes, « pour chaque nuit, un veau gras, — une fournée de pain blanc, — un muid de chlivovitza, — deux muids de vin pourpré, — et de plus une belle vierge. »

Avec de tels êtres, Marko n’agira point comme avec l’Albanais Moussa, qu’il appelle courtoisement « un brave » et qu’il veut combattre à armes égales. Un Maure a forcé le sultan, par la terreur qu’il inspire, à lui accorder la main de sa fille. Celle-ci, à l’exemple de son père, implore la protection du kralievitch en lui adressant une lettre écrite avec son sang. Marko se rue brutalement sur le cortège des noces, tue le parrain et le dévèr (paranymphe), et engagé le combat contre le Maure avec tant d’acharnement que son coursier Charatz, animé de sa colère, se précipite sur la cavale arabe de l’Africain et la déchire à belles dents. Si Marko, en combattant les Maures ou d’autres ennemis, se laisse emporter par l’impétuosité naturelle du caractère serbe, il est loin d’être inaccessible aux remords. Il les apaise, comme tous les hommes de cette époque, en fondant des couvens. Un jour il pousse le repentir jusqu’à céder aux représentations de sa mère. Il renonce aux aventures pour se faire laboureur ; mais au lieu de retourner le sol de la montagne ou de la vallée, il se met à labourer le grand chemin où passent les janissaires avec des charges d’or. Naturellement ces soldats du padishah s’irritent de voir défoncer les routes dans un pays où chacun déjà les trouve impraticables ; la querelle s’aggrave, et Marko finit par tuer les Turcs et par abandonner bœufs et charrue pour reprendre le sabre et la lance.

Après les péripéties de cette existence agitée, après tant de querelles avec les musulmans et même avec les chrétiens, le Cid de la