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résigné à sacrifier sa liberté, sous prétexte que ce sacrifice profiterait aux Gaulois, aux Bretons et aux Sarmates. Sans doute l’intérêt du monde ne lui était pas indifférent, mais celui de Rome le touchait plus encore. Il était doux et humain de caractère, il avait écrit dans de beaux ouvrages que toutes les nations ne sont qu’une même famille, il s’était fait chérir dans la province qu’il avait gouvernée ; cependant, quand César ouvrit aux étrangers qui l’accompagnaient la cité et même le sénat, il se montra très mécontent, et attaqua ces barbares de ses railleries les plus cruelles. C’est qu’il voyait bien que ces Espagnols et ces Gaulois qui se promenaient la tête haute sur le forum triomphaient de Rome. Sa fierté de Romain se révoltait à ce spectacle, et je ne vois pas de motif de l’en blâmer. S’il put deviner alors ou seulement entrevoir l’émancipation générale des peuples vaincus qui se préparait, il comprit aussi que cette émancipation entraînerait la perte de l’existence indépendante, originale et distincte de son pays. Il était naturel qu’un Romain ne voulût pas payer de ce prix même la prospérité du monde.

Cette raison écartée, il y en avait une autre, spécieuse sinon vraie, dont on se servait beaucoup pour entraîner les irrésolus. On leur disait que la république et la liberté n’étaient pas intéressées dans la guerre, que c’était simplement une lutte entre deux ambitieux qui se disputaient le pouvoir. Il y avait dans cette assertion une part de vérité capable de tromper les esprits légers. Il est certain que les questions personnelles tenaient une grande place dans ce débat. Les soldats de César se battaient uniquement pour lui, et Pompée traînait à sa suite beaucoup d’amis et de créatures que lui avaient faits trente ans de prospérité et de puissance. Cicéron lui-même nous fait plusieurs fois entendre que c’est sa vieille amitié pour Pompée qui l’a conduit dans son camp. « C’est à lui, à lui seul que je me sacrifie, » disait-il en quittant l’Italie. Il y a des momens où il semble prendre plaisir à restreindre cette querelle dans laquelle il va s’engager, et où, en écrivant à ses amis, il leur répète ce que disaient les partisans de César : « C’est un conflit d’ambition, regnandi contentio est ; » mais il faut bien prendre garde quand on lit sa correspondance à cette époque, et la lire avec précaution. Jamais il n’a été plus irrésolu. Il change d’opinion chaque jour, il attaque et il défend tous les partis, en sorte qu’en réunissant avec adresse tous ces mots échappés à ses mécontentemens et à ses incertitudes, on peut trouver dans ses lettres de quoi faire le procès à tout le monde. Ce ne sont là que des boutades d’un esprit inquiet et effrayé dont il ne faut abuser ni contre les autres, ni contre lui-même. Ici, par exemple, quand il prétend que la république n’a rien à faire dans le débat, il ne dit pas ce qu’il pense réellement. Ce n’est qu’un de ces prétextes qu’il imagine pour justifier ses hésitations aux yeux