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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/494

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contre l’envahissement de la grande propriété. Resserré peu à peu par ces immenses domaines où la culture est plus facile, le pauvre paysan avait longtemps combattu contre la misère et les usuriers ; puis, découragé de la lutte, il avait fini par vendre son champ à son riche voisin, qui le convoitait pour s’arrondir. Il avait essayé alors de se faire fermier, métayer, mercenaire, sur ce domaine où il avait été si longtemps le maître ; mais là il avait rencontré la concurrence de l’esclave, travailleur plus sobre, qui ne discute pas son prix, qui ne fait pas ses conditions, qu’on peut traiter comme on veut[1]. C’est ainsi que chassé deux fois de son champ, comme propriétaire et comme fermier, sans travail et sans ressource, il avait été forcé d’émigrer à la ville et de se faire inscrire dans les tribus urbaines. À Rome cependant la vie n’était pas pour lui plus facile. Qu’y pouvait-il faire ? Il y avait peu d’industrie, et généralement elle n’était pas aux mains des hommes libres. Dans les pays où fleurit l’esclavage, le travail est déconsidéré. L’homme libre regarde comme son privilège et son honneur de mourir de faim sans rien faire. D’ailleurs chaque grand seigneur avait des gens de tous les métiers parmi ses esclaves, et comme c’était trop de tant d’ouvriers pour lui seul, il les louait à ceux qui n’en avaient pas ou leur faisait tenir boutique, dans un coin de sa maison, à son profit. Là encore, la concurrence de l’esclavage avait tué le travail libre. Heureusement à cette époque, Marius avait ouvert les rangs de l’armée aux prolétaires. Ces malheureux, ne trouvant pas d’autre ressource, s’étaient faits soldats. Faute de mieux, ils avaient achevé la conquête du monde, soumis l’Afrique, la Gaule et l’Orient, visité la Bretagne et la Germanie, et la plupart d’entre eux, les plus braves et les meilleurs, étaient restés dans ces lointaines expéditions. Pendant ce temps, les vides que faisaient dans la cité tous ceux qui partaient et ne revenaient pas se remplissaient mal. Depuis que Rome était puissante, il y venait des gens de toutes les parties du monde, et l’on pense bien que ce n’étaient pas les plus honnêtes. À plusieurs reprises elle essaya de se défendre contre ces invasions d’étrangers ; mais elle avait beau faire des lois sévères pour les éloigner, ils revenaient toujours se cacher dans cette immense ville sans police, et une fois qu’ils y étaient établis, les plus riches avec de l’argent, les autres avec des complaisances ou des ruses, finissaient par obtenir le titre de citoyens. Ceux qui l’avaient plus naturellement encore et sans avoir besoin de le demander, c’étaient les affranchis. Sans doute la loi ne leur accordait pas du premier coup tous les droits politiques ; mais après une ou deux générations toutes ces réserves

  1. Voyez l’Histoire de l’Esclavage dans l’antiquité, de M. Wallon, t. II, ch. 9.