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demi sauvages, portaient un costume qui contribuait à leur donner un aspect peu avenant. Une chemise de laine rouge, un pantalon de grosse flanelle tissée dans le pays, une vareuse verdâtre attachée autour des reins par une ceinture, des mocassins de couleur brune liés au-dessus du cou-de-pied à la manière des Indiens, composaient leur accoutrement ; sur leurs têtes étaient posées des coiffures informes, feutres aplatis, chapeaux de paille tressés par eux pendant les longues soirées de l’hiver, bonnets pointus, ouverts au sommet comme ceux des rameurs du Haut-Canada. Quant au visage de ces bûcherons, les reflets de la neige et les bises glaciales de la saison froide les avaient brunis et hâlés autant que les chauds rayons du soleil de l’été ; leurs cheveux noirs et plats flottaient sur leurs épaules, et autour de leurs mentons s’enroulait une barbe inculte. Ainsi vêtus, aussi étranges par la physionomie que par le costume, la hache au poing et le couteau à la ceinture, les lumberers, dont la vie se passait au sein des solitudes américaines, ressemblaient à la fois au Robinson fantastique de Daniel de Foë et aux brigands légendaires des ballades allemandes.

Le soleil allait disparaître derrière la cime des arbres, lorsque les lumberers eurent achevé de réunir et d’attacher avec des branches de saules et des faisceaux de lianes roulées en manière de cordes les grosses pièces de bois coupées sur les deux rives du Saint-John. À l’avant et à l’arrière de l’immense radeau s’allongeaient de grands avirons destinés à en régler la marche. Alors le maître flotteur Toby Harving, s’adressant aux gens de son équipage, cria d’une voix forte :

— Holà ! mes garçons, assez travaillé pour un dimanche !

— Hurrah ! répondirent en chœur les vaillans lumberers. Bientôt, réunis autour de la marmite, ils mangèrent avidement le porc salé et le dur biscuit qui formaient le fond de leur nourriture habituelle. Le repas fini, ils avalèrent une forte ration d’eau-de-vie, allumèrent leurs courtes pipes et prirent place autour d’un feu pétillant. Les nuits de printemps sont froides dans les forêts canadiennes. Quoique le mois de mai fût arrivé, il gelait presque chaque soir, dès que le soleil ne réchauffait plus la terre : ça et là des flocons de neige couvraient le sol dans les endroits ombragés, et la rivière Saint-John charriait des débris de glaçons. Le ciel était sombre ; de rares étoiles aux lueurs vacillantes marquaient les déchirures des nuées poussées par le vent du nord-ouest. Le cri strident de la chouette et le hurlement sonore du grand hibou retentissaient à travers les halliers, mêlés au glapissement lugubre du loup-cervier. Indifférens aux impressions de crainte, de mélancolie ou de tristesse qu’inspirent à toute créature humaine les ténèbres et la solitude, les lumberers chantaient et dansaient devant les