Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/512

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sir Henri mangea de fort bon appétit, tout en racontant à M. Blumenbach les incidens de son excursion de la veille. Il en était à sa rencontre avec les lumberers, lorsque Johanna, la fille de son hôte, entra dans la salle à manger. Sir Henri se leva pour la saluer.

— Restez assis, monsieur Readway, lui dit la jeune fille ; je venais voir, mon cher père, si vous avez achevé la copie de cette cantate dont vous m’avez parlé…

— Pas encore, mon enfant, répondit le planteur ; tu l’auras ce soir… Sir Henri s’était égaré, comme je l’avais supposé… Il y a vraiment de l’imprudence à se lancer seul dans ces forêts, et, sans la rencontre qu’il a faite des lumberers et de leur chef Toby Harving, il fût peut-être mort de faim.

— Est-ce que les lumberers sont en route ? demanda la jeune fille, un peu troublée.

— Ils sont partis ce matin même des Lille Falls, répliqua sir Henri. Vraiment, monsieur Blumenbach, c’est un étrange personnage que ce maître flotteur, ce Toby Harving, comme vous l’appelez. Il a l’air vif, le regard intelligent et fier, mais il semble que la vue d’un autre homme que lui et les siens au milieu de ces solitudes lui donne sur les nerfs.

— L’habitude de vivre loin des villes, indépendant au fond des bois, rend parfois l’homme défiant et peu sociable… Je connais cet homme depuis plusieurs années ; quoique ses dehors soient un peu rudes, je ne crois pas qu’il ait le cœur mauvais.

— Hum ! dit sir Henri ; il ne fera jamais de mal à qui ne le gêne pas, mais…

— Est-ce que vous avez eu avec lui quelque altercation, monsieur Readway ? demanda la jeune fille.

— Non, non, dit sir Henri, et à quel propos d’ailleurs ? J’ai pris place au feu de son bivac, et il n’a pas eu lieu de se repentir de ma visite, ni lui, ni les siens… Je veux dire seulement qu’il a paru peu satisfait de me voir arriver à son camp, et encore moins d’apprendre que je suis l’hôte et le commensal de M. Blumenbach… Vous comprenez, miss, que j’ai évité toute discussion avec ce flotteur américain…

— Eh bien ! répondit M. Blumenbach, ce flotteur est un personnage important. Dans un pays où chacun est le fils de ses œuvres, il.occupe un certain rang parmi tous ces petits planteurs qui défrichent de leurs propres mains un sol couvert de broussailles et enseveli sous la neige pendant six mois. Il a pris l’habitude de nous faire deux visites chaque année, quand il descend la rivière avec son radeau et quand il retourne vers les sources du Saint-John… Nous tâchons de lui faire bon accueil, bien que ses façons, un peu familières, nous déplaisent plus que nous n’osons le laisser voir…