Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/522

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce que les leçons de son père ne lui avaient pas fait soupçonner, quelques mots d’un étranger passagèrement associé à sa monotone existence avaient suffi à le lui faire comprendre ; mais cet étranger était jeune, élégant : il avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, et sa parole était à la fois convaincante et sympathique. Dès lors tout fut changé en cette jeune fille blonde, un peu molle, naïve et plus jeune que son âge ; elle franchit d’un bond tout l’espace qui la séparait encore de ses vingt ans. Ses yeux bleus s’animèrent d’un feu plus vif ; il y eut dans tous ses mouvemens plus d’action et dans ses pensées plus d’élan. M. Blumenbach, sur qui pesait une mélancolique tristesse, et dont le visage sévère, encadré de cheveux blanchis avant le temps, ne se déridait que de loin en loin, subit, lui aussi l’ascendant que sir Henri exerçait sur ceux qui l’approchaient. Il prit de nouveau goût aux plaisirs qu’il avait depuis longtemps abandonnés. L’exercice du cheval et de la chasse, les promenades sur l’eau, qui passionnaient sa fille, lui devinrent chaque jour plus agréables, et il retrouva dans son esprit cultivé, mais engourdi par le silence, une foule d’idées qui semblaient attendre le moment de se faire jour. Dans les conversations à trois sous l’ombrage des vieux arbres qui avaient jadis abrité les Indiens armés de l’arc et de la hache de pierre, M. Blumenbach, sa fille Johanna et sir Henri touchaient à tout ce qui intéresse l’homme né dans les grandes villes de l’Europe. Sous le toit de cette habitation perdue au sein des solitudes canadiennes, le feu sacré de la civilisation antique et moderne s’était ranimé avec une intensité nouvelle ; il y brillait d’un éclat lumineux et tempéré sous la triple influence de l’expérience, de l’activité énergique et de la grâce candide : c’étaient comme les trois notes qui constituent l’accord parfait.

Il y avait dans les environs, à quelques milles autour des Grand Falls, une demi-douzaine de farmers vivant du travail de leurs bras. Comme ils étaient bons chasseurs, sir Henri prenait plaisir à les réunir, et de concert avec eux il organisait de grandes expéditions contre les lynx et les ours noirs. Ces colons, habiles tireurs, manquaient absolument de grâce et d’élégance ; leur gaucherie faisait mieux ressortir les manières aisées de sir Henri, qui s’était constitué leur chef, et ils lui obéissaient volontiers, parce qu’il savait les rendre plus actifs, plus entreprenans qu’ils ne l’étaient d’habitude. Un jour qu’il s’agissait d’une grande battue autour des étangs nommés les Lacs aux Aigles (Eagle Lakes), la troupe des chasseurs auxiliaires ayant été convoquée, M. Blumenbach et sa fille montèrent à cheval et se joignirent à sir Henri. Celui-ci portait dans ces occasions solennelles une carabine rayée qu’il tenait en travers sur le devant de sa selle et un fusil double accroché en sautoir sur son dos. Bill, le vieux domestique de l’habitation, suivait