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nité. La nature a mis en nous l’égoïsme avec la force voulue pour un objet tel que notre conservation. Elle aurait pu y mettre le dévouement, préposant chacun de nous au soin et à la tutelle de son prochain; mais elle n’en a pas usé ainsi, et nous devons croire, d’après quelques détails de sa façon, qu’elle a tout arrangé pour le mieux. Toutefois à travers cet optimisme il faut reconnaître que cette conformation de l’homme n’est pas un petit obstacle à sa liberté politique, et même que cette difficulté est toute pareille à celle de la vie physique. Le fait est que nous naissons égoïstes, tout comme nous naissons nus sur la terre nue : grâce à la famille et à ses instincts, nous vivons physiquement; mais comment vivrons-nous libres, c’est-à-dire gouvernés et réprimés par nous-mêmes, ayant ici l’instinct contre nous, l’instinct égoïste? La raison de croire et d’espérer à cet égard, c’est que les gouvernemens les plus absolus et les mieux armés ne doivent pas tout à la force, quand ils nous imposent le joug social. Si nous étions des loups, comme dit Hobbes, ou des tigres, comme on pourrait le croire au souvenir de la terreur, de la Saint-Barthélémy et des dragonades, nulle police, nulle contrainte ne nous réduirait à vivre en société; il faut que cette police trouve en chacun de nous un certain concours, un fond qui se laisse manier et pour ainsi dire des constables d’office. Sans doute l’égoïsme est le seul élément qui ait en nous la force d’un instinct; mais l’égoïsme n’est pas le seul élément de notre nature, la seule impulsion de nos actes. Il y a des impulsions morales, des disciplines naturelles ou acquises, dont l’effet élémentaire est de nous soumettre à une puissance publique, et de soumettre cette puissance elle-même à un certain empire du droit. La question est de savoir si elles ne sont pas capables d’un effet plus raffiné, si par exemple elles sont de force, — soit à se passer de gouvernement en certaines circonstances, ce qui est le cas de la liberté civile, — soit à exercer le gouvernement, ce qui est le cas de la liberté publique.

Certains publicistes ont sur nous un avantage manifeste, qui est d’ignorer ces embarras, ces questions. Ils professent résolument la plus haute estime politique pour l’humanité et n’hésitent pas à l’émanciper, à la couronner de toutes parts. Il y a plaisir à les entendre parler comme ils font de l’intelligence, de la conscience, de la volonté humaine; mais ce plaisir est sans mélange de profit. Ces nobles qualités sont évidentes, je ne les révoque pas en doute : il me semble toutefois qu’il serait précieux de savoir jusqu’à quel point elles sont primées ou balancées par les instincts égoïstes, qui de leur côté sont eux-mêmes fort évidens et fort accusés. Jusque-là je ne sais rien, absolument rien, sur la capacité politique de