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Cela est plus urgent que de savoir au juste si nos idées sont innées, ou s’il ne faut voir en elles que des sensations transformées. Il s’agit peut-être moins de faire l’éducation d’une statue, dussiez-vous réussir où Condillac a échoué, que celle de la société, pour lui apprendre à s’appartenir et à se régir elle-même. Seulement il ne faut plus pour cela étudier l’homme en général, en l’air, au repos, dans une indétermination de circonstances qui n’est jamais son fait; il faut considérer l’homme dans l’état social, et les sociétés elles-mêmes dans leur cheminement progressif.

Ceci, dirai-je aux philosophes, n’est pas pour vous un changement de méthode, car vous appliquez l’observation aux faits de conscience : pourquoi ne pas l’appliquer à ces mêmes faits étudiés dans l’homme successif à travers l’histoire? Peut-être, chemin faisant, ont-ils pris des proportions nouvelles ou subi des altérations notables. Est-il démontré, par exemple, que la volonté, que le libre arbitre, sous le poids des siècles et d’une éducation immémoriale, sous la discipline d’un milieu lentement élaboré et s’aggravant d’âge en âge, soit toujours identique à lui-même, doué du même ressort, de la même élasticité? Remarquez en passant le chiffre presque invariable des crimes et délits, des mariages, des suicides, qui reparaît chaque année : n’y a-t-il de nouveau ici que la statistique?

Qu’importe que les facultés de l’esprit soient les mêmes, si leurs acquisitions et leur exercice montrent d’un siècle à l’autre une différence qui est comme une puissance nouvelle? Aristote professait l’esclavage, Platon ne le discutait même pas. Or je vois à peu de temps de là une définition de la loi romaine où l’esclavage est une institution du droit des gens par laquelle un homme est soumis à un autre, contrairement à la nature. Il me semble que l’esprit humain a fait un grand pas pour en venir là. Est-ce toujours le même qui se contredit et se dément de la sorte? Euler nous apprend, dans ses Lettres à une princesse allemande, que le mot justice n’existait pas dans la langue russe. Aujourd’hui que la Russie émancipe les paysans, n’a-t-elle pas un mot et même une idée de plus? Les exemples abondent d’un revirement complet dans les vues de l’esprit humain. Qu’il y ait là des facultés nouvelles ou le simple développement de facultés anciennes, peu importe. Je me borne à constater que la grande affaire c’est d’étudier l’homme, non en général, mais en particulier, sujet qu’il est à de telles transfigurations. Voulez-vous reconnaître la destinée qu’il lui faut à un moment donné? Etes-vous en peine de la société qui lui convient, du gouvernement qu’il mérite? Considérez pour cela l’esprit humain dans son dernier état, la nature actuelle de l’homme aux prises avec sa condition ac-