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Ces susceptibilités effectivement s’alarmèrent : les canons Parrott répondirent aux canons Armstrong, les plumes de New-York aux plumes de Londres. La moralité anglaise fut comparée à la moralité américaine: on se demanda quels argumens sérieux la première pouvait tirer contre la seconde d’un livre supprimé par l’opinion. Comment se faisait-il qu’on acceptât contre un grand peuple le méprisable témoignage d’un reporter du New-York Herald? Par quel miracle un livre omis, passé sous silence, regardé comme non avenu dans le pays même de l’écrivain, trouvait-il de l’autre côté de l’Atlantique un éditeur, un public, des juges? Heureusement pour Manhattan (qui se mourait alors, nous l’avons dit, et ne pouvait se défendre), quelques naïfs aveux se mêlaient aux anathèmes de ses compatriotes. Des Américains reconnaissaient le caractère autobiographique de ce prétendu roman, dont l’auteur est en même temps le héros, et les rapports intimes qu’il avait eus avec quelques-uns de ses personnages; ils nommaient l’homme politique chez lequel, en qualité de secrétaire, il avait pu étudier dans sa jeunesse la haute société de New-York. « J’ai connu, disait l’un d’eux, presque tous les individus désignés ou nommés par Manhattan; je me souviens d’avoir entendu raconter, encore étudiant, un des incidens les plus dramatiques de son récit; j’ai vu au moins une douzaine de fois la courtisane célèbre dont il a raconté la vie, sans même prendre la peine de changer le nom qu’elle portait... » A la bonne heure : voilà des témoignages irréfragables et qui jettent une lumière éclatante sur l’un des points du débat. Grâce à un ennemi de Manhattan, nous ne pouvons douter ni que ce dernier ait vécu dans le monde qu’il veut peindre, ni qu’il nous donne, à la place d’imaginations plus ou moins contestables, les souvenirs fidèles d’une vie accidentée. Ceci nous suffit pour expliquer l’intérêt de son livre, fait de chair vivante et non de rêves en l’air. Loin de nous la pensée d’en tirer les mêmes conclusions que certains organes de la presse anglaise. Juger les États-Unis d’après ce qui se passait, il y a une trentaine d’années, dans telle ou telle section d’une ville commerçante, où affluent nécessairement les aventuriers de l’étranger, où l’Europe envoie ce qu’elle a de pis dans tous les genres, c’est là une idée qui ne saurait nous venir. Pour l’avoir conçue et ne pas en rougir, pour y persister quand on vous en démontre l’absurdité, il faut garder en soi un vieux levain de rancune cavalière, de ressentiment jacobite contre les descendans de ces vingt et un mille puritains anglais qui, de 1620 à 1640, vinrent fonder sur les bords du Connecticut et de l’Hudson une Angleterre nouvelle. Nos sympathies, on le sait de reste, leur sont au contraire acquises, à eux et à leurs glorieux ancêtres. Si quelque chose pouvait nous y confirmer, ce serait l’indomptable énergie, la mer-