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au-devant des malheurs qui planent, dirait-on, autour de lui, installe bientôt Marion dans le domicile conjugal. Est-ce là un simple effet de la cécité qu’on dit particulière aux maris en péril? Celui-ci veut-il se décharger sur un sigisbée inoffensif, qui ne lui inspire aucune méfiance, de certaines obligations gênantes pour ses plaisirs? Nourrirait-il au fond quelque projet plus noir et plus compliqué? Certaine clause de son contrat de mariage est de nature à nous rendre sa complaisance fort suspecte. Deux mille dollars de revenu sont assurés à Bessy, et, quoi qu’il puisse arriver, lui garantissent une existence indépendante, pourvu toutefois que son mari n’ait contre elle aucuns griefs sérieux : précaution toute mercantile et digne d’un enfant d’Israël, mais qui expose Nordheim à une tentation singulière, celle de provoquer lui-même, dans des vues intéressées, le désastre contre lequel il semble avoir voulu se prémunir ! Qu’on se rassure cependant, l’honneur de mistress Nordheim sortira sain et sauf de cette situation critique. Ni Bessy, ni Marion, ne songent à mal; l’engagement fraternel a été pris de part et d’autre avec une entière bonne foi; si mistress Nordheim se laisse peu à peu gagner à des sentimens moins permis, ce sera beaucoup plus tard et longtemps à son insu.

Son mari pourtant ne la ménage en rien. Marion une fois installé chez lui, cet infidèle époux s’absente sous prétexte d’affaires, mais en réalité pour aller conclure un de ces marchés odieux qui semblent rentrer dans l’ordre de ses trafics habituels. Dans le New-Jersey, au sein d’une misérable famille, sous la direction d’un père abruti par l’abus des liqueurs fortes, végète une malheureuse jeune fille qu’on a signalée à Nordheim comme une perle de beauté; il y court, et l’affaire se négocie, d’abord vis-à-vis du père, puis vis-à-vis de l’enfant elle-même, avec une précision tout à fait digne d’un pays où la traite des noirs a longtemps été tolérée. La promesse de cinq cents dollars a coupé court aux scrupules intéressés de ses parens, et moyennant quelques bonnes paroles dont elle n’a guère l’habitude, Clara Norris souscrira facilement à une transaction dont elle comprend néanmoins l’ignominie. Vers l’abîme où on l’entraîne, elle marche en pleurant, mais les yeux ouverts. Ses regrets s’adressent au lieu natal, à ses habitudes d’enfance, à ce père, à cette mère par lesquels elle était maltraitée et qui la vendent aujourd’hui, mais que de justes ressentimens, un mépris légitime ne l’empêchent pas d’aimer encore. N’importe : elle a pris son parti de plier sous le joug de la nécessité. — Je suis pure comme la glace, dit-elle à son corrupteur, mais la vie qui m’est faite devient chaque jour plus intolérable; je veux retirer mon père de cette pauvreté qui le dégrade et finira par le perdre absolument. Si vous tenez vos promesses.