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rion Monck, malgré ce qui lui reste de sa bonté, de sa générosité natives, n’est plus un héros tant soit peu sortable. Il se perd dans la foule et s’efface provisoirement derrière les personnages épisodiques du livre, auxquels le rattachent des liens plus ou moins arbitraires, des incidens plus ou moins fortuits. Il en est deux surtout dont la destinée offre un contraste frappant, et qui ont leur place marquée dans cette galerie de tableaux comme portraits peints d’après nature. Tout New-Yorker de quarante à cinquante ans les connaît de réputation, sinon autrement, et pourrait écrire leurs noms au bas du cadre.

Le premier est le colonel Mac-Neil, d’origine écossaise, fier de ses aïeux et de son clan, qui nous est présenté dès l’abord comme un des rois de la mode. Voici dans quels termes Bessy Nordheim, interrogée par son jeune ami Marion, lui recommande ce personnage, dont elle voudrait lui voir cultiver l’amitié.


« Je ne suis pas autant que vous pourriez le croire en mesure de vous renseigner sur son compte, et ce que j’ai à vous en dire, je le tiens de M. Nordheim. Le colonel est connu pour sa galanterie et se regarde lui-même comme un séducteur accompli (a lady-killer). Je n’étais pas à New-York depuis trois semaines qu’il me faisait déjà une cour assidue. Il fut passablement mystifié de m’entendre répéter tout haut, en pleine table et devant M. Nordheim, quelques-uns de ses madrigaux les plus expressifs. Mon mari trouva cela charmant, et, pour me récompenser d’avoir montré tant de tact, il me fit connaître par extraits le passé de mon nouvel amoureux. Écossais, et de très bonne souche, on le croit né au commencement du siècle, et je lui ai entendu dire à lui-même qu’il avait quatorze ans seulement lorsque son père, à la tête d’un régiment de high-landers, fut tué sur le champ de bataille de Waterloo. Le jeune homme suivit sa mère au Canada, où elle vint contracter un second mariage, et il débuta dans notre ville environ dix ans plus tard. Il avait alors de vingt-quatre à vingt-cinq ans et possédait un capital de dix mille livres sterling. Recommandé à M. Granville et suivant ses avis, il entreprit ici le commerce des vins en société avec un M. Gillespie, ce dernier sans fortune, mais habile négociant. Le colonel Mac-Neil est un de nos merveilleux les plus en vue; il est reçu dans la meilleure compagnie, figure parmi les pensionnaires du City-hotel, organise les bals de la City-assembly, et, bien que sa réputation de moralité ne soit pas des mieux établies, bien qu’on le tienne pour responsable de maint scandale, aucune porte ne lui est fermée; même il doit épouser, dit-on, miss Grasper, la fleur de nos plus riches héritières. »


À ces détails, déjà si précis, mistress Nordheim en ajoute d’autres qui relèvent essentiellement de la biographie anecdotique et accusent la réalité du personnage ainsi mis en scène; mais à peine s’est-il révélé dans tout son éclat, duelliste consommé, joueur presque trop habile, expert en bonne chère et en plaisirs de tout ordre, que son astre semble pâlir. Au moment où, vers la fin d’un bal,