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entre Angora, Afioun-Kara-Hissar et Konieh, appartient à une tout autre race que les Turcs. Ce sont des Kurdes, cousins-germains des Persans et nos parens éloignés. C’était surtout pour étudier chez elle cette population intéressante et curieuse à plus d’un titre que je m’étais décidé à quitter Angora, à y laisser mes deux compagnons, M. Guillaume, l’architecte, et M. Jules Delbet, le médecin de la mission que j’avais l’honneur de diriger. Seul avec un honnête et brave Turc, Méhémed-Aga, qui ne m’avait pas quitté depuis cinq mois, je passai dans l’Haïmaneh une douzaine de jours, visitant de préférence les villages kurdes et faisant causer le plus possible les hôtes chez qui je m’arrêtais pour prendre le repas et faire la sieste de midi. Je tire aujourd’hui du journal de cette excursion tout ce qui peut servir à faire connaître un peuple qui possède de remarquables aptitudes, et qui se verra peut-être, d’un moment à l’autre, appelé à sortir de son obscurité et à jouer un rôle brillant dans l’empire turc, enfin réveillé de sa longue torpeur.

I.

Le nom que se donnent à eux-mêmes les Kurdes, et sous lequel ils sont connus dans toute l’Asie antérieure, se retrouve en persan dans l’adjectif kourd, gourd (fort, vaillant) ; gourdân, dans le Shah-nameh, la grande épopée nationale de la Perse, désigne les héros[1]. Les Kurdes ont donc fait comme les Francs, comme les Germains, comme tant d’autres peuples : le nom qu’ils ont pris n’est autre chose qu’une épithète louangeuse, naïve expression de leur confiance en leur énergie et leur courage, espèce de défi à l’adresse des voisins, des ennemis. Le Shah-nameh ou Livre des rois, de Firdousi, explique à sa manière l’origine des Kurdes ; il la reporte au temps de Zohak, ce monarque légendaire qui, dans la tradition persane, succède au glorieux Djemschid, et règne après lui, pendant mille ans, sur l’Iran, que désole sa cruauté. Ce Zohak était un méchant roi, allié d’Iblis ou du diable ; de chacune de ses épaules sortait la tête d’un serpent noir, et chaque jour on servait une cervelle d’homme à chacun de ces serpens. On amenait donc tous les matins aux cuisiniers de Zohak deux jeunes gens qu’ils tuaient et qu’ils accommodaient de leur mieux. À un certain moment, les cuisiniers de Zohak se trouvent être deux hommes pieux et bons, dont

  1. L’étymologie du mot kourd n’est pas bien certaine ; peut-être pourrait-on y chercher la racine kar, agir, qui se trouve dans le zend, l’ancienne langue de la Perse, comme dans le sanscrit, et que l’on reconnaît dans le grec ϰρ-αίνειν, dans !e latin cr-eare.